Depuis plus de cinquante ans, Heinz Monhnhaupt attire l’attention sur l’importance des privilèges dans l’histoire du droit en Europe. Loin de représenter une figure juridique marginale, ou concentrée uniquement sur l’existence d’ordres privilégiés dans les sociétés d’Ancien Régime, le phénomène des privilèges lui est apparu, depuis un article fondateur en 1972 dans la revue Ius commune,1 comme une manifestation spécifique du pouvoir législatif dans la longue durée. Le chercheur en histoire du droit, affilié au Max-Planck-Institut für Rechtsgeschichte und Rechtstheorie de Francfort sur le Main, livre ici une véritable somme sur les privilèges et la littérature juridique qu’ils ont suscitée, en associant une analyse réflexive de 250 pages à un inventaire imposant de plus de 700 pages recensant les ouvrages et les collections sur ce thème. Sans pouvoir chiffrer le nombre des privilèges, l’auteur ne se contente pas de rappeler à ses lecteurs que le privilège a été la règle pendant plusieurs siècles, mais il invite à reconsidérer l’ensemble des droits particuliers (Sonderrechte) qui ont existé depuis le Moyen Âge, qui ont donné lieu à des actes ou des recueils imprimés et dont certaines catégories se sont maintenues sous différents noms jusqu’à nos jours.
Il suffit d’évoquer ces catégories de bénéficiaires de privilèges pour avoir conscience de leur étendue et de leur diversité: les clercs, les nobles, les bourgeois, les marchands et les membres de différents métiers ou états (Stände), les femmes (mais aussi les maris), les auteurs et artistes, les inventeurs, les exploitants de mines, les pupilles, les fous, les plus âgés, les embryons, les posthumes, les personnes misérables, les juifs, les universités, sans oublier le fisc (avec l’application de la notion de privilège à certains sûretés), ou encore des villes, des provinces… Cette liste, elle-même non exhaustive, indique qu’un nombre non négligeable des anciens privilèges correspondent à des autorisations, permis, concessions, qui relèvent aujourd’hui du droit administratif. Ainsi, nous avons en partie oublié le lien entre privilège et les droits des auteurs ou des détenteurs de brevets. Cette diversité est un des facteurs qui rend difficile la définition même d’un concept de privilège, en dépit de l’abondante littérature qui leur a été consacrée (en latin ou dans les langues vernaculaires) du XVIe au XVIIIe siècle, et même encore au XIXe siècle. Les privilèges ont été appréhendés négativement, d’un point de vue juridique comme des dérogations aux lois générales et d’un point de vue socio-politique comme des exceptions à la loi commune. Les idéologies portées par la Révolution française et le mouvement de codification du droit ont paru sonner le glas des privilèges, condamnés par l’impact croissant du principe d’égalité. Depuis Sieyès, et son Essai sur les privilèges (1789), les privilèges sont apparus injustifiés et insupportables. Pour autant, rappelle Heinz Mohnhaupt, nos sociétés contemporaines attachent de plus en plus d’importance à l’association entre Law et Diversity, à la protection des minorités par des procédures dérogatoires de discrimination positive ou à la reconnaissance de droits particuliers pour des catégories de population nécessitant une protection ou une aide spécifique.
Dans sa longue partie réflexive, l’ouvrage montre qu’il a existé, dans le cadre des études sur les rapports entre ius commune et iura propria, une doctrine des privilèges (Privilegienlehre) avec des ouvrages dédiés à cette matière, comme le De privilegiis rusticorum de René Choppin (Paris 1575) en France ou le De privilegiis iuris civilis de G. A. Enenckelius (Ratisbonne 1720) en Allemagne. Encore au XIXe siècle, la problématique a intéressé Savigny ou le romaniste Bluhme. Les privilèges font partie des ordres juridiques et ont donné lieu à des interrogations multiples: avaient-ils besoin d’être concédés et confirmés par des titres écrits, se confondaient-ils ou non avec les grâces ou les dispenses (nombreuses en droit canonique), pouvaient-ils être conciliés avec une législation générale au titre de lois spéciales ou apparaissaient-ils comme des anomalies (à retirer ou à faire disparaître) dans le cadre du développement de l’État moderne et de la conception d’une loi de plus en générale et codifiée?
En montrant le caractère de phénomène de masse des leges privatae, l’ouvrage invite à prendre connaissance de l’abondante littérature qui s’est développée dans les différents pays d’Europe sur ce sujet, qu’il s’agisse de textes en latin, en allemand, en français, en anglais, en italien, en espagnol ou dans des langues plus rares. Du point de vue de la théorie du droit, on peut regretter que la question de l’adéquation aux privilèges de la notion de »norme individuelle« (présente notamment dans l’œuvre de Kelsen) n’ait pas été posée. Par le nombre limité des bénéficiaires, combiné avec leur effets opposables à tous (erga omnes), ne s’agit-il pas d’une catégorie hybride entre les normes générales (comme les lois ou les règles jurisprudentielles) et les normes purement individuelles (comme les contrats ou les décisions judiciaires ne faisant pas jurisprudence)? Il faut rendre grâce à Heinz Mohnhaupt de son travail colossal et d’avoir, par la publication de cet inventaire des sources et d’une synthèse sur le sujet, ouvert de nouvelles pistes pour l’étude de catégories de privilèges et pour la prise en compte de la littérature, jusque-là oubliée, que les anciens juristes ont consacrée à ce phénomène.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Louis Halpérin, Rezension von/compte rendu de: Heinz Mohnhaupt, Privilegien als Sonderrechte in europäischen Rechtsordnungen vom Mittelalter bis heute, Frankfurt a. M. (Vittorio Klostermann) 2024, 970 S. (Studien zur europäischen Rechtsgeschichte, 343), ISBN 978-3-465-04624-0, EUR 149,00., in: Francia-Recensio 2025/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.113000





