Cet ouvrage publie le texte des conférences prononcées au cours du semestre d’été 2021 à l’université Johannes Gutenberg de Mayence, dans le cadre d’une Ringvorlesung organisée par les enseignants de cet établissement. Le cycle de conférences propose une approche pluridisciplinaire du fait national inspirée par les thèses du sociologue Norbert Elias sur le phénomène désigné en allemand par le terme de Figuration (les traductions françaises parlent de »configuration«). L’introduction apporte des précisions sur cette démarche. L’objectif est de dépasser le point de vue téléologique couramment adopté dans les études sur l’expression du fait national à l’époque moderne, qui envisage celui-ci comme une préfiguration du nationalisme qui apparaîtra au XVIIIe siècle et s’épanouira au cours du siècle suivant. La référence à Elias met l’accent sur l’appartenance des individus à des groupes et au mode de positionnement des individus au sein de groupes ou vis-à-vis de groupes. Il doit ainsi être possible de déterminer la relation complexe entretenue par l’appartenance nationale et d’autres types d’appartenance (locale, culturelle, sociale ou religieuse) et d’examiner d’éventuels recoupements d’appartenances.

L’ouvrage entreprend d’esquisser »un panorama des (con-)figurations du fait national entre le XIVe et le XIXe siècle« (19) et souhaite susciter d’autres recherches dans ce domaine. Il réunit douze communications que l’on peut diviser en deux groupes. Un premier groupe (huit textes) est consacré à l’étude de la référence à la nation en Europe occidentale (Italie, France, Allemagne) entre la fin du Moyen Âge et le XVIIe siècle. Les quatre dernières communications envisagent le phénomène sous des angles plus inattendus, dans une aire géographique plus large et à une époque un peu plus tardive.

La visée pluridisciplinaire apparaît de manière très nette avec la contribution du musicologue Klaus Pietschmann consacrée aux stéréotypes nationaux appliqués au domaine de la musique et à la manière dont un érudit allemand, le jésuite Athanasius Kircher, d’une part, et deux théoriciens italiens, Gioseffo Zarlino et Nicola Vicentino, d’autre part, envisagèrent cette question. La suite de la contribution examine l’évolution de la chapelle pontificale à partir du début du XVIe siècle et son passage d’une tradition internationale correspondant à l’image de l’Église universelle au renforcement des spécificités italiennes dans le cadre d’une »école romaine« qui deviendra une référence pour l’Europe entière. Plusieurs contributions envisagent le rôle des personnifications nationales en Italie, en Allemagne et en France. Dietrich Scholler examine la signification performative des personnifications d’Italia chez Dante et Pétrarque. Chez Dante, Italia apparaît, dans une allégorie complexe, sous les traits d’une femme abandonnée, mais aussi d’un cheval sauvage. Il y a un appel implicite à une figure masculine, que l’on identifie comme l’empereur Albrecht Ier, qui décevra les attentes du poète. Chez Pétrarque, Italia, qui possède des traits empruntés à Laure, la muse du poète, attend un libérateur, qui ne sera plus l’empereur germanique, mais dont le poète voit l’image dans Jules César, »préfiguration d’un nouvel État italique/italien, dont le centre serait Rome« (62). Les références à Germania aux XVIe et XVIIe siècles sont examinées par Matthias Müller, qui montre l’utilisation qu’en firent certains souverains et s’interroge sur les raisons politiques et religieuses qui empêchèrent la Reichsmutter (mère de l’Empire) de devenir une figure identificatrice pour les Allemands. Gallia est étudiée par Elke Anna Werner à travers sa présence dans le cycle allégorique peint par Rubens pour Catherine de Médicis au Palais du Luxembourg (1622–1625). On relève l’identité fluide de l’allégorie, qui change de vêtement, voire d’identité sexuelle, ce qui semble renvoyer à la polysémie de l’usage du concept de nation à l’époque moderne. Gallia légitime les ambitions politiques de la reine, présentées comme la réponse aux souhaits de la France. Les images, en tant qu’objets esthétiques, formulent de manière novatrice une représentation de la France sous l’aspect d’une personne humaine dans laquelle se configure (figuriert) la volonté politique d’une communauté (232).

L’Italie est au centre des considérations de Claus Arnold, qui pose la question, inspirée par un article de Carlo Ginzburg: »Un pays fondé sur l’Inquisition?« L’Inquisition est fréquemment considérée comme le symbole de la domination cléricale, responsable du retard dans la construction nationale italienne. Mais certaines voix insistent aussi sur le rôle joué par la papauté dans la préservation de l’»italianité«, manifeste sur le plan linguistique et historiographique. Matthias Schnettger se penche sur le plurilinguisme de la cour impériale de Vienne et particulièrement sur le rôle de la langue italienne, en concurrence avec l’espagnol (qui ne réussit jamais à s’imposer de manière durable), avant que ne s’installe l’hégémonie du français au cours du XVIIIe siècle. Bettina Braun examine, à propos de l’Allemagne, le rôle tenu par les relations conflictuelles avec d’autres puissances dans l’éclosion d’un sentiment identitaire. Le titre de l’article, »Die Deutschen und ihre Feinde«, renvoie à l’ouvrage de Martin Wrede »Das Reich und seine Feinde«. Mais là où Wrede affirme le rôle majeur des antagonismes dans l’émergence de sentiments identitaires, Bettina Braun exprime son scepticisme et juge qu’il est difficile de saisir l’impact réel des représentations phobiques, sachant que celles-ci ne touchent jamais l’ensemble du corps social. Andreas Gipper se penche sur le rôle des traductions dans l’émergence d’un sentiment national français lié à la langue et à la littérature. Les traducteurs sont généralement considérés comme des passeurs, mais certains d’entre eux, notamment au XVIIe siècle, ont plutôt contribué à ériger des frontières linguistiques et culturelles, dans la mesure où la traduction se fait dans un esprit d’émulation et de rivalité. La Querelle des Anciens et des Modernes apparaît ainsi liée à la revendication de la supériorité de la culture moderne française sur les modèles antiques dominants jusqu’alors.

Les quatre dernières contributions élargissent le champ d’investigation du point de vue géographique et du point de vue de la problématique. Hans-Christian Maner étudie les phases initiales de la formation d’une identité nationale chez les Roumains de Transylvanie aux XVIIIe et XIXe siècles, dans un contexte où la nation est étroitement liée à des données religieuses et où le discours sur la nation est, initialement, exclusivement le fait d’ecclésiastiques. La conception de la »nation ecclésiale« (Kirchennation) ne sera dépassée qu’à partir de 1848, lorsque le discours national sera relayé par des intellectuels laïcs. La contribution de Jan Kusber sur la constitution nationale dans l’Empire russe prend un relief particulier du fait du conflit actuel entre l’Ukraine et la Russie et des argumentations accompagnant celui-ci. À des récits réduisant l’Ukraine à une dépendance de la Russie, répondirent d’autres discours, où des concepts comme pays, peuple et nation étaient régulièrement appliqués à l’Ukraine. La faiblesse de l’imprimerie en Ukraine peut expliquer la diffusion et la conservation médiocres de ces textes. Barbara Henning envisage les relations d’origine, d’appartenance et de solidarité non dans le cadre d’une nation, mais dans celui de la diaspora constituée par les voyageurs occidentaux dans l’Empire ottoman, dans un environnement radicalement étranger et parfois hostile. Enfin, Stephan Leopold examine la Carta de Jamaica rédigée en 1815 par Simón Bolívar. Bolívar considère la situation nouvelle née de la fin de la domination de l’Espagne sur l’Amérique latine. Pour légitimer la naissance d’une république panaméricaine (qui ne verra jamais le jour), il sape les fondements du discours par lequel l’Espagne justifiait sa domination, notamment les références religieuses. Il remplace celles-ci par l’annonce du retour du dieu aztèque Quetzalcóatl, souverain sage et juste, en qui on peut sans doute voir une image de Bolívar lui-même.

Les contributions contenues dans cet ouvrage, référées à des époques, des aires géographiques et des problématiques très diverses, ouvrent des pistes de réflexion stimulantes. Peut-être regrettera-t-on que la problématique liée au concept de Figuration, présent dans le titre et évoqué dans l’introduction, ne soit pas davantage retenue et explicitée dans les différentes contributions.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean Schillinger, Rezension von/compte rendu de: Matthias Schnettger, Dietrich Scholler (Hg.), Figurationen des Nationalen. Kulturelle Aushandlungsprozesse vom 14. bis 19. Jahrhundert, Bielefeld (transcript) 2024, 344 S., ISBN 978-3-8376-7555-9, EUR 50,00., in: Francia-Recensio 2025/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.113003