Comment décrire, comment comprendre organisations et marchés du travail dans une ville moderne? Les 6000 à 7000 habitants de Saint-Gall offrent, pour répondre à ces questions, un remarquable observatoire, d’autant que Nicole Stadelmann maitrise sur le bout des doigts la documentation qu’ils ont laissée – jusqu’à co-diriger aujourd’hui les archives de la ville. Mais, davantage que sur l’érudition, cette thèse repose sur une solide méthode: le va-et-vient constant, tout au long des 443 pages de texte, entre une approche prosopographique saisissant 3238 bourgeois de St-Gall (avant tout grâce à des sources fiscales), et des études de cas explorant plus avant d’autres types de sources: protocoles du conseil, archives corporatives ou judiciaires, ou encore testaments. Le quantitatif, qu’illustrent richement tableaux et graphiques, situe donc toujours les points de vue qualitatifs, permettant de placer ceux-ci dans la cartographie mouvante d’un artisanat urbain qui, en Suisse orientale, fut longtemps dominé par la production de toiles de qualité, mais que heurtèrent de plein fouet les crises de la fin du XVIIe siècle puis, mi-XVIIIe siècle, l’essor des cotonnades.
Economie corporative? La tradition, à Saint-Gall comme ailleurs, l’a longtemps affirmé sans réelle mise à l’épreuve. Les renouveaux européens de l’histoire des corporations, dans lesquels cette étude se situe pleinement, par la recherche constante de points de comparaisons pris dans un espace allant de l’Italie à la Saxe, de Londres ou Paris à Vienne, permettent une approche souple, non strictement réglementaire, de la réalité des métiers. Et si les métiers apparaissent bien comme un objet central du livre, c’est avant tout par l’extension presque indéfinie de leurs marges et espaces d’indétermination, zones grises où ce qui n’est pas permis n’est pas non plus véritablement interdit: empiètements réglementaires mineurs, bien sûr, mais aussi chevauchement, à l’échelle des acteurs, entre travail incorporé et gagne-pain informel, voire activité non artisanale. Au vrai, ces espaces indéterminés apparaissent tout aussi indispensables au fonctionnement des métiers que leurs règlements et hiérarchies: traditionnellement laissées de côté par les structures formelles (hormis dans le cas, rare, des corporations largement ou exclusivement féminines organisant couture et séchage des toiles, 256), les femmes jouent ici un rôle majeur, éclairé bien au-delà des émergences documentaires ponctuelles dues au veuvage, jusque dans l’informalité caractéristique de leurs apprentissages et dans le rôle joué dans l’adaptabilité de »maisonnées ouvertes«, feux et familles à géométrie variable dont l’analyse forme l’autre cœur de l’étude.
La progression de l’ouvrage est résolument empirique. Après un avant-propos historiographique et méthodologique, l’autrice présente six trajectoires, individuelles et familiales, illustrant et démontrant (même si elle n’emploie pas ce terme) l’agency des artisans de Saint-Gall, quel que soit leur niveau de fortune. Celle d’artisans riches, d’abord: fabricants de bas employant orphelins ou détenus de la maison de force avant de fonder une corporation et, ce faisant, de réglementer l’activité qu’ils dominent, tailleurs dont des femmes, très vite, gèrent l’atelier et l’embauche de la main d’œuvre quitte à empiéter sur les règles du métier. Celle d’ambitieux, aussi, et de manière finalement logique: teinturiers inscrits dans les réseaux urbains du crédit et qui tentent d’édifier, au mépris des règles municipales, un nouvel atelier. Mais aussi, et c’est peut-être le plus intéressant, celle d’artisans parmi les plus pauvres, bouchers sans le sou dans un métier plutôt riche qui, néanmoins, participent à la représentation politique urbaine, cordonniers miséreux et finalement poussés à l’émigration, ou encore artisans »pluriels« combinant sous-traitance artisanale, emplois municipaux féminin (sage-femme) ou masculin (veilleurs de nuit), voire embauche comme mercenaire dans une stratégie de survie »touche-à-tout« (mais l’est-elle vraiment?). Longue, parfois très longue (près de deux cents pages!), cette immersion dans un monde artisanal européen (et se vivant comme tel: les passementiers de Saint-Gall, en 1676, se dotent de statuts orientés vers les usages de leur métier dans un Saint-Empire dont la ville est politiquement détachée depuis belle lurette!) aurait peut-être méritée ou mériterait encore d’être publiée sous forme d’études de cas séparées; mais elle convainc, et prépare la suite. Ce sont ensuite différents facteurs contribuant à l’adaptabilité des économies domestiques qu’observe l’autrice: jeu sur les délimitations professionnelles corporatives, arbitrages entre divers types d’activité (incluant la sous-traitance ou des travaux non-artisanaux), modalités différenciées des apprentissages – notamment en fonction du genre –, souplesse démographique des foyers compris comme des »maisonnées ouvertes«, montrent l’étendue des registres d’action desquels pouvaient jouer les artisans pour survivre. Car c’est bien, et de plus en plus, de survie qu’il s’agit dans ce monde, ce que démontre la troisième et dernière partie.
De 1680 à 1713, l’augmentation de la part des artisans au sein de la population bourgeoise s’explique sans doute par un effet de sources. Mais l’appauvrissement, la paupérisation voire la prolétarisation de ces populations sont, elles, hors de doute, puisque prouvés par divers indicateurs (en particulier démographiques: la taille des foyers d’artisans diminue jusqu’au très faible minimum de trois personnes par feu, en 1739, bien en deçà des moyennes connues dans le monde helvétique). Les multiples métiers créés entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle ne doivent pas faire illusion: le mouvement de fond est bien celui d’un basculement vers un artisanat rural, vers une production à la qualité peu vérifiée mais au prix d’autant plus attractif que les clientèles urbaines perdent en pouvoir d’achat. Dans ce cercle vicieux qui s’amorce, la plasticité de l’artisanat saint-gallois ne pèse finalement pas assez pour enrayer un déclin de la ville, voire une »désurbanisation« de la production.
L’autrice conclut sur la possibilité, via un gradient combinant mobilité géographique, plasticité sociale des mondes artisanaux et diversité des activités menées, de distinguer trois grands types résumant l’ensemble des situations observées. La grande majorité des artisans de Saint-Gall vit de combinaisons variables de pluriactivité, de travail salarié et d’une mobilité géographique fonctionnant comme une soupape régulant la taille du foyer. Un groupe plus restreint, plus fortuné aussi, se caractérise par l’importance des ateliers, d’appartenances corporatives n’impliquant pas de strict respect des règles du métier, de l’insertion dans les réseaux du crédit urbain, et par la tendance, surtout, à se marier sur place, y compris lorsque la formation implique (pour les garçons essentiellement) un ou des séjour(s) à l’étranger. Les plus riches, enfin, combinent capital économique, social et honorifique (charges et dignités corporatives ou municipales). Mais dans aucun de ces trois cas univers libre et incorporés ne s’opposent: ils ne fonctionnent au contraire qu’avec l’appui l’un de l’autre.
Cette construction d’ensemble reposant sur une montée en généralité n’est pas sans effet: l’accumulation de cas, aussi fouillés et passionnants qu’ils soient, induit en effet une vision biographique du temps, que celle-ci structure la description de vies individuelles ou de destinées d’une famille. Mais ce temps des sources, de la vie individuelle, n’a pas à être exclusif d’autres rythmes, d’autres saisies – c’est peut-être là la principale critique à adresser à cet ouvrage hautement recommandable. À peine la moitié des fils choisissent le métier de leur père, deux tiers des mariages unissent des conjoints d’arrière-plans professionnels distincts: si les mobilités sociales des acteurs, et la plasticité de leur univers social, sont frappantes à l’échelle des familles, elles ne le sont plus du tout à l’échelle du milieu. De l’aveu même de l’autrice, les trajectoires sociales sortant de l’artisanat sont quasi-inexistantes. Mobilité et plasticité des activités à l’échelle des acteurs, simultanéité de l’incorporé et de ce qui ne l’est pas à l’échelle des métiers, mais, à l’échelle de l’ensemble du corps social, verrouillage des parcours: au terme de cette foisonnante, convaincante et – disons-le – passionnante étude, ce paradoxe aussi mériterait d’être mis en avant.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Vincent Demont, Rezension von/compte rendu de: Nicole Stadelmann, Mobile Ökonomien. Das Wirtschaften und Haushalten St. Galler Handwerkerfamilien in der Frühen Neuzeit, Göttingen (Wallstein) 2024, 509 S., 58 z. T. farb. Abb. (Frühneuzeit-Forschungen, Peter Burschel, Renate Dürr, André Holenstein, Achim Landwehr, 25), ISBN 978-3-8353-5605-4, DOI 10.46500/83535605, EUR 56,00., in: Francia-Recensio 2025/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.113007





