Les Lumières seraient-elles non seulement à l’origine d’un certain idéal de débat rationnel au sein d’une sphère publique dotée d’une relative autonomie par rapport aux pouvoirs gouvernementaux (comme le proposait Jürgen Habermas il y a un demi-siècle), mais aussi d’un activisme populiste permettant à des agitateurs narcissiques de faire le buzz en attisant les affects séditieux de publics faciles à manipuler? C’est cette question que pose avec une grande clarté le livre de Christoph Streb, en isolant au sein de la seconde moitié du XVIIIe siècle une catégorie spécifique d’écrivains-journalistes pour lesquels il reprend judicieusement le terme de »publicistes« (illustrés entre autres par les noms de John Wilkes, Simon-Nicolas-Henri Linguet ou Thomas Paine).

Ces publicistes se caractérisent par trois traits principaux: 1° ils mettent en avant leur personnalité en signant leurs prises de position et en exhibant leur vécu de persécuté en lutte pour la liberté du peuple (alors que les philosophes recourent principalement à l’anonymat ou à la discrétion dans leurs écrits les plus audacieux); 2° ils s’acquièrent une célébrité inédite en provoquant frontalement les pouvoirs en place (alors que les philosophes prennent généralement soin de ménager les puissants dans leurs déclarations publiques); 3° ils s’efforcent de mobiliser rapidement l’attention publique autour d’une cause particulière, souvent celle de leur propre liberté valant pour celle de tout le peuple (alors que les philosophes misaient davantage sur l’éducation progressive d’une population qu’il fallait éclairer avant de la mettre en mouvement) (4–5).

L’auteur précise que cette opposition entre philosophes et publicistes n’a pas pour vocation de classer les auteurs dans deux catégories étanches, mais d’aider à les situer dans un continuum reliant deux polarités extrêmes, rarement présentes sous forme pure. Rousseau se mettait largement en avant dans des œuvres qu’il signait, Voltaire mobilisait l’opinion pour des causes célèbres: l’un des intérêts du livre est de nous inviter à mesurer comment, dans chaque cas, les publicistes radicalisent certains potentiels déjà activés par les philosophes ou comment ceux-ci pouvaient occasionnellement se comporter comme des publicistes.

L’ouvrage s’organise en cinq chapitres très bien agencés, oscillant de façon permanente entre la France et l’Angleterre, avec quelques détours par le domaine germanique. Le premier chapitre (»Personal protest«) part du cas de La Chalotais qui publie en 1766–67 trois gros volumes pour se justifier des accusations portées contre lui (et pour contre-attaquer des notables scandalisés par ses révélations et calomnies), lançant une »Affaire de Bretagne« dont les journalistes parleront pendant des mois. C’est un certain style qui prend forme pour mettre en scène le politique à partir du personnel, dans des récits de persécution qui font place à l’intime, qui se revendiquent d’une position (souvent paradoxale) d’outsider, et qui donnent priorité au sentiment sur la raison.

Le deuxième chapitre (»Polemical activism«) montre que les armes principales des publicistes sont la provocation, le scandale, l’éclat et toute forme de communication éruptive conduisant à exacerber les polarisations polémiques. Il s’agit de faire saillance à tout prix, pour attirer sur soi (et sur sa cause) la quantité maximale d’une attention publique faisant déjà l’objet d’une économie très compétitive.

Le troisième chapitre (»Moral commitment«) analyse plus précisément l’articulation entre sensibilité morale et posture médiatique qui a permis de faire converger l’attention d’un certain lectorat sur quelques causes indissociablement personnelles et humanitaires (liberté, justice, anti-esclavagisme).

Le quatrième chapitre (»Popular authority«) creuse les exemples de Simon-Nicolas-Henri Linguet et de Thomas Paine pour réfléchir aux rapports complexes et ambigus qu’entretiennent les publicistes envers les pouvoirs politiques en place, à travers des jeux entrecroisés d’instrumentalisations toujours instables et explosives. L’auteur propose de voir dans la popularité de ces publicistes (self-made men devant leur célébrité à leur plume et à leur sagacité médiatique) une nouvelle forme d’autorité, désormais rivale de celle des gouvernants et se situant au point de jonction entre ce que l’on distingue habituellement par les adjectifs de »populaire« et de »populiste«.

Un cinquième chapitre (»Equal expression«) revisite la figure du publiciste en la déclinant sous des formes mineures (féministes, non-blanches ou de religions minoritaires), à partir de la trajectoire d’Olympe de Gouges, tandis qu’une conclusion ressaisit le contraste philosophe/publiciste à travers la métaphore de la flamme qui peut aussi bien apporter la lumière que le feu et en rappelant le rôle central joué par la notion de posture auctoriale (reprise de Jérôme Meizoz) dans les analyses proposées par l’ouvrage.

Les analyses des différents chapitres sont très bien étayées sur les travaux d’historiens et de théoriciens des médias récents qu’on pourrait qualifier de »post-habermassiens«. Sans chercher à réfuter les thèses principales relatives à l’émergence d’une »sphère publique« au XVIIIe siècle, ces travaux dépeignent les considérables impuretés qui ont marqué cette dernière dès ses origines (alors qu’un discours majoritaire en fait toujours des dégradations propres à une époque de déchéance). Le portrait des publicistes que Christoph Streb ajoute à ce corpus d’études appelle trois remarques brèves, qui pointent à la fois ses qualités et des pistes de recherche qui pourraient en être tirées pour la suite.

D’une part, on ne peut qu’être frappé par les profondes résonances entre les critiques faites aux publicistes de l’époque, sur la base de leurs pamphlets et de leurs journaux, et les propos horrifiés de nos contemporains quant aux emballements affectifs de réseaux sociaux supposés inaugurer une ère »post-vérité«. D’autre part, et en continuité avec le premier point, on pourrait creuser davantage les liens entre postures publicistes et état d’esprit conspirationniste, soit pour montrer leur relative indépendance (le second n’ayant pris le dessus qu’au moment des épisodes révolutionnaires de 1789), soit pour souligner à quel point le récit de persécution popularisé par les publicistes implique dès l’origine la forme (plus ou moins développée) d’un complot tout puissant, contre lequel une victime s’élève héroïquement. Enfin, l’analyse des mécanismes éthico-rhétoriques qui ont fondé la popularité des publicistes (récits à la première personne, appel au sentiment d’injustice, exemplarité d’un sacrifice personnel) mériterait peut-être d’inspirer des agendas politiques progressistes actuels dont la noble foi en la flamme-lumière fait sous-estimer les incontournables réalités de la flamme-feu.

Sur ces trois points, la lecture de Radical writers and the media revolution in the late Enlightenment est vivement conseillée non seulement à toutes celles et ceux qui s’intéressent à la vie intellectuelle du XVIIIe siècle tardif, mais aussi aux esprits soucieux de réinscrire nos débats politiques actuels dans la perspective longue d’une archéologie des médias et d’une poétique du populisme.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Yves Citton, Rezension von/compte rendu de: Christoph Streb, Radical writers and the media revolution in the late Enlightenment, Liverpool (Liverpool University Press) 2024, 302 p. (Oxford University Studies in the Enlightenment), ISBN 978-1-83553-720-6, GBP 60,00., in: Francia-Recensio 2025/3, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.113014