Dès l’introduction, l’auteur et l’autrice insistent à juste titre sur l’intérêt des textes qu’ils éditent: ces neuf sermons constituent un rare témoignage d’une prédication »live« donnée dans le contexte général de la lutte contre l’hérésie au cours des années 1220–1230 dans le royaume de France, et plus particulièrement (et précocement) à l’occasion d’une de ses manifestations les plus spectaculaires, la fameuse croisade contre les Albigeois de 1226. L’offensive est »nordiste«: les deux orateurs, Philippe le Chancelier (huit sermons) et Eudes de Châteauroux (un sermon) sont en effet deux maîtres en théologie de l’université parisienne (régence un peu plus tardive pour Eudes), prédicateurs et auteurs prolifiques de sermons du premier XIIIe siècle. L’un comme l’autre ne sont probablement jamais descendus plus au sud du royaume que Bourges et le sermon n° 4 que Philippe le Chancelier délivre devant le roi Louis VIII et les croisés en cette ville, le 17 mai 1226. Quant à Eudes de Châteauroux, natif précisément du diocèse de Bourges qu’il connaissait bien, rien n’indique qu’il se soit jamais éloigné de Paris pour délivrer le sermon n° 6, destiné à recruter des croisés, performance effectuée au sein d’une fourchette chronologique allant de février à septembre 1226. C’est la différence entre les textes des deux orateurs: ceux du chancelier – de l’université de Paris – sont datables, grâce à des rubriques manuscrites extrêmement précises, au jour près, du 18 janvier 1226 devant des étudiants (sermon 1), au 21 mai 1231 à Bruyères-et-Montbérault (sermon 9), devant un public laïc; tandis que l’unique sermon d’Eudes est, comme on l’a vu, un peu moins précisément circonstancié (date et public). Mais ce qui leur confère un très haut intérêt, c’est que leur contextualisation globale est hors de doute et que les textes manuscrits qui les contiennent conservent des traces nettes de l’oralité – alors que nombre de recueils de sermons du XIIIe siècle, en particulier ceux des ténors de la prédication parisienne dont ces deux orateurs font partie, ont remis en forme à l’écrit, pour livrer des »sermons modèles«, la performance orale des auteurs, et ont créé ainsi une distance entre le discours effectivement délivré, que nous ne connaîtrons évidemment jamais (faute d’enregistrement pourrait‑on dire), et le témoignage écrit que nous pouvons lire dans les manuscrits, très souvent retravaillé lors de la mise au net, selon des formules variables. Les historiens de la prédication ne doivent jamais oublier cet écart, irréductible, entre le discours et la version écrite du sermon, un mot ambigu que ce dernier, puisque son sens latin le renvoie incontestablement du côté de l’oral, alors que les historiens, pour »entendre« les prédicateurs, sont cantonnés à la trace écrite de la parole que le sermon livre. Il existe certes des formes hybrides, particulièrement bien étudiées autrefois par Nicole Bériou, qui co-dirige cet ouvrage: les reportations ou prises de notes d’auditeurs. L’un des sermons ici édités (n° 7, de Philippe le Chancelier), est d’ailleurs issu d’un recueil de reportations (le manuscrit Paris, BNF, NAL 338) et illustre toutes les ambiguïtés du genre: il s’agit d’une prédication »live« et hautement contextualisée, remaniée mais par un auditeur fidèle, qui conserve de forts indices de sa structure et de son expression orales: »Globalement, le reportateur semble s’être concentré sur la restitution du discours oral original, plutôt que sur l’amélioration ou l’enrichissement de sa présentation« (Introduction, p. lviii).

Ici, nous sommes le plus proches possible de la parole effectivement entendue, et nous connaissons souvent très précisément l’auditoire, ou bien nous pouvons aisément le conjecturer. C’est souvent, en totalité (sermon 9) ou en large partie, un auditoire laïc, notamment de Grands du royaume, mais point seulement. À Bruyères-et-Montbérault, par exemple, de »simples gens« sont présents. En outre la composante cléricale et universitaire est évidemment largement représentée car ces discours, s’ils peuvent comporter des buts très pratiques, tel le recrutement de croisés, constituent d’abord des outils idéologiques et délivrent donc un message théologique et disciplinaire concernant les hérétiques, leurs dogmes et l’attitude qu’il convient à un vrai chrétien d’adopter vis-à-vis d’eux. Répétons-le, ce cas d’extrême contextualisation n’est pas si fréquent dans le domaine étudié et c’est l’une des raisons qui fait tout le prix de cette édition.

L’autre raison de sa valeur, c’est sa qualité scientifique, mettant en exergue des textes d’un très grand intérêt pour l’historien.

Après une présentation rapide des deux prédicateurs et un rappel historique et historiographique succinct des conditions politico‑religieuses dans lesquelles le projet d’une croisade antihérétique dans le Midi languedocien a pu émerger, insistant sur le double rôle moteur et conjoint de la papauté et des pouvoirs laïcs – avec, mais en note seulement (xv note 13), la mention du caractère introuvable dans les sources méridionales du terme »cathare« – la suite de l’ouvrage est consacrée à la présentation des neuf sermons replacés dans leur conjoncture courte (années 1220‑1230).

Cette présentation des textes est proposée de manière très originale et, à certains égards, risquée car incertaine (lire les explications détaillées des éditeurs sur ces risques, dans l’Introduction, »Manuscript Texts and Live Sermons«, xxxvii–lxxiii). Selon une méthode découlant du rapport problématique entre oral et écrit évoqué plus haut, les neuf sermons, avant d’être édités dans un ordre chronologique de prédication effective, de 1 à 9 (1‑179), sont énumérés et brièvement présentés dans un autre ordre, celui qui classe en tête le sermon que les éditeurs estiment le plus proche de l’oral (ici le sermon 5, xlv–xlviii) et s’achève par le sermon estimé le plus »retravaillé«, entendons le plus éloigné de son hypothétique état oral originel (le sermon 4, lxx–lxxii). D’excellents arguments sont avancés pour justifier une telle tentative de classement, dont voici les principaux: indications du manuscrit lui‑même (rubriques circonstanciées évoquant lieu, date liturgique et public); traces d’oralité (apostrophes en direction du public, etc.); présence d’un schéma argumentatif solide en introduction, suivi ensuite pas à pas dans le texte. Cela tout en rappelant que, même dans le cas d’une prédication »live«, les sermons ne sont pas des »chroniques minuscules«, leur vocation est autre que d’attester la véracité et le déroulement d’événements précis: ultimement, il s’agit de proposer aux autres clercs, notamment ceux de l’université, des modèles de sermons pour la même occasion liturgique.

Il n’y a pas la place ici pour entrer plus en détail dans le contenu théologique et historique extrêmement riche de ces neuf textes, mais on retiendra que l’édition des textes latins, qui doit choisir entre un petit nombre de manuscrits, opte pour une »meilleure copie« globale mais donne toutes les variantes des autres manuscrits. Sa qualité garantit que le lecteur accède bien à la pensée authentique du prédicateur et/ou de son éditeur contemporain. Une traduction en regard, en anglais, dans l’ensemble très fidèle aux textes, facilite l’accès à leur contenu.

Pour découvrir ce que les prédicateurs du temps (années 1220‑1230) connaissaient et enseignaient de l’hérésie – rien de bien précis en fait, au moins concernant son expression méridionale; il en va autrement pour la partie nord du royaume – et la manière dont ils estimaient utile de convaincre les »catholiques« de partir en croisade contre de mauvais chrétiens égarés – une croisade albigeoise certes légitimée, mais placée par Philippe le Chancelier à un niveau inférieur d’utilité que celle en Terre Sainte, dont elle est la condition – il n’y a rien de plus utile que de lire ces neuf sermons.

On s’interroge évidemment, et l’on ne cessera de le faire, sur leur impact réel; au moins témoignent-ils de l’argumentation que de savants universitaires jugeaient important de déployer, pour »convaincre«. Les sources ne disent pas tout, mais toutes ont quelque chose à dire et celles-ci deviennent fondamentales après leur édition.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Alexis Charansonnet, Rezension von/compte rendu de: Nicole Bériou, Christoph T. Maier (ed.), Philip the Chancellor and Eudes of Châteauroux. Nine Sermons on Crusade and Heresy, 1226–1231, Oxford (Oxford University Press) 2024, 288 p. (Oxford Medieval Texts), ISBN 978-0-19-892139-4, GBP 130,00., in: Francia-Recensio 2025/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.113164