On devait déjà à Joël Blanchard l’édition critique (2015) et la traduction (2008) du Songe du vieil pèlerin, ainsi que celles de l’Oratio tragedica (2021). Dans son inlassable travail visant à restituer et à faire connaître les écrits politiques sous les Valois directs, cet essai biographique sur Philippe de Commynes vient utilement préciser notre regard sur un grand connaisseur de l’Orient méditerranéen, véritable »explorateur des frontières de son temps«, tant géographiques que sociales (160).

La concision de l’ouvrage traduit la difficulté à cerner la personnalité et le parcours de Philippe de Mézières. Homme de guerre animé par l’idéal de croisade, il passe successivement au service de Luchino Visconti à Milan, puis du roi de Chypre Pierre Ier, avant d’évoluer dans l’entourage de Charles V et de Charles VI en France. Les détails sur sa vie étant rares, seuls des indices indirects permettent le plus souvent de passer outre »les insuffisances et les défaillances« de sa biographie (12). Son itinéraire est donc retracé en admettant lacunes et incertitudes, et rythmé par les doutes et les questionnements, plutôt que de recourir aux artifices de l’illusion biographique.

Les origines familiales et la formation de Philippe, né en 1328, restent obscures jusqu’à son engagement milanais en 1345. Son »désir obsédant de croisade« (11) est fondamental, bien que sa participation à celle de Smyrne en 1346 ne soit que probable (17–24). Cette obsession le pousse au pèlerinage à Jérusalem, dont résultent son premier séjour chypriote et sa proximité avec le roi Hugues et son fils, le futur Pierre Ier. Rentré en France vers 1349–1350, peut-être passé en chemin par quelques cités espagnoles évoquées dans le Songe (même s’»il est possible qu’il n’y soit jamais allé«, 32), Philippe participe à la guerre contre les Anglais en Picardie et Normandie. Les précisions manquent avant qu’on le retrouve à Chypre en 1360 comme conseiller de Pierre Ier, peu après son couronnement. Il forme avec le roi et Pierre Thomas, théologien carme missionné par Innocent VI, une véritable »trinité« (36) au service de l’expansion de Chypre et de l’Église romaine en Orient. Agent de la diplomatie de Pierre en Avignon en 1363 puis à Venise début 1364, il parcourt probablement l’espace germanique et le nord de l’Europe, jusqu’en Norvège, pour susciter des vocations pour la croisade (43–49).

La croisade de Pierre Ier en 1365, marquée par la prise d’Alexandrie avant la riposte des Sarrasins et la retraite vers Chypre, est l’occasion d’un rapprochement du récit de Philippe avec ceux de Léonce Machéras et Guillaume de Machaut, révélant des perspectives idéologiques différentes. »Flétrissure de l’Occident« pour Machaut, l’échec est, pour Mézières, le simple et malheureux résultat de trahisons et ingratitudes (60–62). La mort de Pierre Thomas en janvier 1366 le pousse à rédiger la Vie du légat, pour lequel il exprime une vive admiration. Envoyé de nouveau en Occident, il quitte Chypre en juin 1366 et n’y reviendra plus, le roi étant assassiné le 17 janvier 1369. Dans ses écrits, Philippe maudit les conjurés, mais reste ambigu sur l’implication des frères de Pierre (72–77).

Auprès du pape Grégoire XI, il organise lui-même à Avignon la fête de la Présentation de la Vierge, qu’il importe d’Orient en 1372 avec la sanction du pape et l’appui des Franciscains (82–85). Puis, Philippe promeut ces nouveautés liturgiques à la cour de Charles V, qui fait célébrer la présentation de la Vierge en novembre 1373 à la chapelle royale. Décidé à jouer un rôle auprès de Charles, dont il se désigne comme familier dès 1373, il en reçoit une pension annuelle et deux maisons près de l’hôtel royal (87). C’est au service de la royauté française que se déroule la dernière partie de sa vie. Précepteur du dauphin (l’auteur s’oppose sur ce point aux doutes de Françoise Autrand, 88), Philippe négocie aussi pour Charles avec Gênes et Milan, en 1376–1377.

À la mort de Charles V en 1380, Philippe se retire aux Célestins de Paris. Laïc parmi les moines, il »incarne une forme d’idéal du chevalier chrétien, lettré, dévot, néanmoins combattant« (96–97). Gravitant dans l’entourage cultivé de Louis d’Orléans, frère du roi, il fréquente des figures telles que Raoul de Presles ou Nicole Oresme. L’œuvre qu’il produit à cette période, qui occupe la seconde partie du livre, est dominée par une œuvre majeure, le Songe du vieil pèlerin de 1389. Celui-ci utilise le jeu d’échecs comme reflet de la société et support d’un projet de réforme dont l’ampleur fonde le caractère utopique. »Les soixante-quatre coups à jouer définissent le champ de l’action royale« (106), et Philippe s’inspire par exemple d’observations italiennes pour recommander le développement de l’activité bancaire sous la supervision royale.

Philippe continue de jouer un rôle diplomatique, faisant occasionnellement l’intermédiaire entre Charles VI et le roi d’Angleterre, Richard II. Guidé inlassablement par le rêve de reconquête de Jérusalem (149–154), il travaille aussi à la création d’un ordre militaro-religieux, l’ordre de la Passion du Christ, imaginé dès 1347, et dont il rédige un règlement en 1367, qu’il révise en 1384 (123–136). Témoignant tout comme le Songe d’un regard social affûté, l’ordre est envisagé selon quatre parties: un groupe sacerdotal et trois groupes de laïcs (chevaliers, frères civils, travailleurs). Pensé comme un »corps mystique«, il fait l’objet d’une estimation de financement précise et obtient de premiers soutiens issus des cours de France et d’Angleterre. Philippe meurt le 29 mai 1405, et des instructions rédigées dans un Testament dès 1392, »véritable liturgie de l’humiliation« (156) visant au dépouillement et à l’oubli, ne sont pas appliquées: il est inhumé dans l’habit des Célestins, en hommage à sa générosité constante.

Indubitablement informée par une connaissance intime de l’œuvre de Philippe, cette étude sans équivalent analyse les principaux procédés stylistiques au sein de ses écrits, saturés en particulier de figures allégoriques. L’allégorie qui, sur le modèle des commentaires bibliques, vise »à retrouver une vérité éclatée et à en reconstituer l’unité« (141), se démultiplie particulièrement dans le Songe, tel un »inépuisable stock d’images sujettes à commentaire et exégèse« (143). Ce »système allégorique« exploite notamment le »potentiel poétique« de l’alchimie, distinguant sa forme courante de la »sainte alchimie« de la foi et de la pratique religieuse – qui par les armes, comme par la plume et par son œuvre de conseiller, auront guidé en tous ses aspects l’existence de Philippe de Mézières.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Julien Le Mauff, Rezension von/compte rendu de: Joël Blanchard, Philippe de Mézières. Un monde rêvé d’Orient en Occident, Paris (Éditions Passés / Composés) 2024, 184 p. ISBN 979-1-0404-0470-5, EUR 19,00., in: Francia-Recensio 2025/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.113167