Ce livre est le résultat d’une recherche menée à Vienne entre 2015 et 2019 dans le cadre du projet FWF »Bible and Historiography in Transcultural Iberian Societies, 8th to 12th Centuries« (direction Walter Pohl et Matthias Tischler). Comme son titre l’indique, il traite des usages de la Bible dans l’historiographie latine hispanique entre le VIIIe et le début du XIIe siècle. Huit chroniques sont analysées, toutes bien connues des chercheurs et dotées pour la plupart d’éditions récentes: Chronique de 741 (»Byzantinisch-arabische Chronik«), Chronique de 754 (»Mozarabische Chronik«), Chronique d’Albelda, Chronique prophétique, Chronique d’Alphonse III, Chronique de Sampiro, Historia dite Silensis et Chronicon regum Legionensium de Pélage d’Oviedo (la seule à ne pas être anonyme). Quelques pages sont aussi consacrées à des œuvres du XIIe siècle (Chronica Adefonsi imperatoris, Chronica Naierensis et Chronica Gothorum Pseudo-Isidoriana).

La première partie, de loin la plus longue (»Analyse«, 43–409), analyse ces chroniques dans l’ordre de leur rédaction, non sans avoir proposé au préalable un dense chapitre théorique et méthodologique qui donne les clés du livre. Celui-ci est pensé à partir du concept de typologie tel que l’avait développé, pour l’essentiel, Friedrich Ohly dans différentes études parues entre 1977 et 1983. Ohly avait mis en valeur un passage du Sermon sur la montagne (Matthieu 5, 17) comme clé de voûte de tout un système de pensée et d’interprétation de l’histoire: Nolite putare quoniam veni solvere legem aut prophetas: non veni solvere, sed adimplere. Il y a bien là, de fait, une sorte d’»interaction entre providence et accomplissement par la réalisation de ce qui a été annoncé« (25). Pour le dire autrement, »deux phénomènes séparés dans le temps sont liés par une relation de signification, ce qui permet de les interpréter rétrospectivement comme une préfiguration et un accomplissement, et ainsi de les comprendre comme une confirmation du plan divin du salut« (ibid.).

Ohly distinguait trois catégories typologiques, inter-biblique, semi-biblique et extra-biblique. C’est clairement le concept de »semi-biblique« qui est ici mis à profit: dans la relation entre un type (modèle) et un antitype (réactivation du modèle), l’un des deux pôles ne se trouve pas dans la Bible. Tous les événements de l’Histoire rapportés dans les chroniques peuvent ainsi être rapportés à des épisodes ou à des personnages bibliques: c’est en tout cas le procédé le plus courant. Mais l’opération typologique est beaucoup plus qu’une simple imitation ou qu’une pure répétition. Elle consiste pour l’exégète de l’histoire à voir simultanément ce qui n’est pas contemporain et qui, le plus souvent, ne se situe même pas dans le cadre d’un enchaînement direct des faits. Comprendre ou présenter les événements selon une grille typologique revient donc à pénétrer le plan divin car d’une certaine façon, c’est saisir le temps comme Dieu seul peut le faire, dans une logique qui n’est pas celle de la chronologie et de la succession mais bien celle de la simultanéité (voir à ce sujet Augustin, Confessions, livre XI). Le recenseur est ici tenté de rapprocher ce mécanisme de celui des visions médiévales dites »cosmiques«, au cours desquelles un visionnaire voit cette fois-ci l’espace, et non plus le temps, dans sa totalité, là encore comme seul Dieu peut théoriquement le faire.

En résumé, pour reprendre les mots d’Ohly (»Typologische Figuren aus Natur und Mythus« dans Walter Haug, Formen und Funktionen der Allegorie, Stuttgart 1979, 126, cité ici page 28): »La réduction du discours historique à une forme de pensée typologique [...] constitue l’un des plus grands témoignages d’une nouvelle interprétation du monde en tant qu’histoire, par l’assimilation sensible et stylistique du passé à ce qui est nouveau, à partir de la puissance créatrice du regard du présent qui croit détenir la vérité ultime sur le sens et le but de toute histoire – ici en tant qu’histoire du salut vue à travers le prisme du Christ.« Ajoutons que cette démarche ne met pas seulement en relation le présent et le passé mais qu’elle intègre aussi, dans une démarche prophétique, le futur. L’auteur est parfaitement conscient que si ce schéma est éminemment chrétien et particulièrement adapté à un discours sur la chronistique médiévale, il possède aussi une dimension anthropologique générale car personne, jamais, ne vit dans une monade qui l’empêcherait d’avoir des contacts avec des modèles et des héritiers, des types et des antitypes. Ce qu’avait bien vu le philosophe Karl Jaspers en recourant à la notion de »Kampf der Bilder«, »combat des images«: »Nous portons en nous des images d’hommes et nous connaissons des images qui, dans le passé, ont été valorisées et ont servi de guides. [...] Les hommes ne vivent pas sans images d’eux-mêmes. Dans la lutte des images, nous revenons à nous-mêmes. Les images ont toujours entouré l’homme: sous la forme mythique des héros, des dieux grecs, qui partageaient la même essence que les hommes et se distinguaient d’eux seulement par l’immortalité. Les images l’entourent aussi sous la forme des sages, des prophètes, des saints et de la poésie.« (Kleine Schule des philosophischen Denkens, Munich 1985, 60sq., cité ici page 34).

Pour assoir cette construction théorique, l’auteur a prioritairement recours à Ohly, mais aussi à Erich Auerbach, Henri de Lubac, Northrop Frye, Beryl Smalley, Johan Chydenius et Horst Wenzel. On est un peu surpris qu’il n’adosse pas vraiment son raisonnement à la construction antique et médiévale des quatre sens de l’Écriture. En effet, cause ou conséquence de cet état de fait, il ne cite Henri de Lubac que pour un article traduit en allemand. Or l’immense somme du savant jésuite (Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, 4 vols., Paris 1959–1963) aurait assurément enrichi un exposé il est vrai déjà très dense. De façon plus générale, sur la question de la typologie et de l’usage de la Bible dans les constructions narratives médiévales, certains travaux rédigés en français auraient pu être mis à contribution. La Stylisation biblique et condition humaine dans l’hagiographie mérovingienne (600750) (Bruxelles 1987) de Marc Van Uytfanghe, par exemple, aurait permis des comparaisons avec l’hagiographie, un genre littéraire digne d’un peu plus d’attention compte tenu de sa porosité avec l’historiographie. Il est dommage par ailleurs de ne pas avoir intégré à la réflexion les travaux de Martin Heinzelmann sur Grégoire de Tours et ses remarques sur la typologie (Gregor von Tours [538594]. »Zehn Bücher Geschichte«. Historiographie und Gesellschaftskonzept im 6. Jahrhundert, Darmstadt 1994): de façon générale, quelques références au monde non-hispanique auraient été bienvenues. Dans quelle mesure les construction typologiques du haut Moyen Âge hispanique se retrouvent-elles ailleurs, dans des œuvres de la même époque?

La première partie du livre traite donc des différentes chroniques dans l’ordre de leur rédaction et généralement (mais pas toujours: fidélité au texte oblige) du point de vue des relations entre chrétiens et musulmans. Elle est d’une grande richesse, la méthode adoptée m’ayant semblé aussi simple qu’efficace. Les textes sont lus du début à la fin et les principaux passages construits sur un soubassement biblique sont commentés dans le détail. On trouvera là une foule d’analyses riches et précises. Le danger est sans doute de vouloir à tout prix rattacher les différentes séquences narratives à un ou plusieurs types bibliques. Si cette démarche est généralement justifiée, elle ne peut pour autant être étendue à l’infini par principe: d’une part, les auteurs suivent aussi d’autres modèles, hagiographiques par exemple, et, d’autre part, l’utilisation d’un vocabulaire biblique peut aussi être stylistique et lexicale sans renvoyer à des types précis. Prenons à titre d’exemple le célèbre passage de Julien de Tolède, repris dans la Chronique d’Alphonse III, qui rapporte comment, lors du couronnement du roi wisigoth Wamba (672), une abeille s’éleva de la tête du souverain vers le ciel en signe de ses futures victoires. Patrick Marschner signale Juges 14, 8, où des abeilles apparaissent de manière positive comme un symbole de résurrection, mais il reconnaît cependant que le texte de Julien ne renvoie pas à ce passage (»Die Bibel spielt bei diesem Motiv ergo keine Rolle«, 189). Il note cependant que le »quod postea prouauit ebentus« qui clôture l’épisode est tiré de Genèse 41, 9–13, un passage relatif à l’interprétation des rêves de Pharaon par Joseph. Selon lui, »la fonction de cette citation à cet endroit précis de la chronique pourrait être de souligner que, tout comme Joseph représente la voix fiable de Dieu dans le Livre de la Genèse, la vision de l’abeille lors du couronnement de Wamba constitue un signe fiable des succès futurs du roi«. Seul problème, il n’est jamais question d’abeilles dans ce passage de la Genèse. Il reste donc une formule, certes biblique, d’une banalité telle qu’elle a été utilisée avant la Chronique d’Alphonse III par des dizaines d’auteurs. Comment savoir où celui-ci l’a lue puis mémorisée? Le rapprochement avec Joseph et Pharaon est ingénieux mais il est aussi très hasardeux. Il l’est d’ailleurs d’autant plus que la symbolique des abeilles pouvait renvoyer à bien d’autres œuvres: dans la Vita Ambrosii de Paulin de Milan, un texte qui circule alors en péninsule dans la compilation de Valère du Bierzo et dont la Chronique d’Alphonse III (Rot.) offre une possible réminiscence (éd. Juan Gil, 410, l. 238–240), un essaim d’abeilles couvre la figure du saint alors qu’il est encore bébé. Les insectes rentrent dans sa bouche puis en ressortent. Enfin, ils s’élèvent très haut dans le ciel. Dans les Étymologies (XII 8, 1), Isidore de Séville lie quant à lui les abeilles et la royauté (exercitum et reges habent). Patrick Marschner est d’ailleurs bien conscient du problème puisqu’ailleurs, à propos d’un super solio regni/ad regni solium, après avoir envisagé la possibilité d’un roi Salomon comme type de Witiza, il conclut qu’il y a là un emprunt sans intention typologique particulière (»Hierin ist also lediglich eine terminologische Übereinstimmung zu sehen, jedoch keine gezielt typologische Darstellungsweise.«, 194). Salomon est en effet un modèle positif alors que Wizita est dans la chronique une figure négative. Or la même conclusion (concordance terminologique sans visée typologique particulière) peut aussi s’appliquer à des cas qui concernent deux figures positive, dans la Bible et dans le texte médiéval.

La deuxième partie (»Synthese«, 411–507) récapitule en quatre points thématiques les grands acquis de la lecture cursive des 400 premières pages.

1) Les personnages historiques ou »contemporains« sont représentés comme les antitypes de figures bibliques. Cela correspond à ce que Van Uytfanghe appelle les »typologies nominatives« (elles-mêmes divisées chez lui en trois catégories, adnominatio, assimilatio et comparatio).

2) Les ethnonymes et les généalogies bibliques sont utilisés pour définir les identités, de soi et de l’autre. L’auteur accorde à juste titre une grande importance à ces ethnonymes et montre qu’à l’exception de la Chronique prophétique, où les Goths sont assimilés à Gog (nom mentionné une dizaine de fois dans Ézéchiel), les noms de peuples bibliques caractérisent toujours les musulmans (Sarrasins, Agaréens, Ismaélites, Chaldéens, Arabes, Babyloniens…). Les chrétiens hispaniques forment quant à eux le nouveau peuple élu de Dieu.

3) Le schéma péché/punition/pénitence/grâce est dominant et partout répandu. Curieusement, l’auteur n’utilise jamais le concept (ou en tout cas le mot) de Providentialismus, dont Alexander Pierre Bronisch (voir infra) a bien montré l’importance.

4) L’histoire est prise dans sa dimension eschatologique, avec une rédemption imminente tant pour les chrétiens dans leur ensemble que pour les hispaniques en particulier. Ce dernier point est étudié en particulier dans la Chronique prophétique, sans doute rédigée en 883 (Marschner n’a pas pu utiliser le livre de Gaelle Bosseman, Eschatologie et discours sur la fin des temps dans la péninsule Ibérique [VIIIe–XIe siècle], Madrid 2023, qui recoupe le sien sur bien des points).

Comme l’explique Patrick Marschner en conclusion, ces quatre modalités des usages de la Bible s’interpénètrent en permanence.

En conclusion, l’auteur rappelle que le questionnement typologique est particulièrement adapté pour commenter son corpus, mais aussi qu’il pourrait être expérimenté pour d’autres époques et d’autres textes. On ne saurait lui donner tort, même si l’on doit aussi noter que, comme c’est souvent le cas chez les jeunes chercheurs, il exagère un peu le caractère novateur de son approche. Le raisonnement par types et antitypes, généralement lié au deuxième des quatre sens de l’Écriture, le sens allégorique, n’a jamais été oublié: je renvoie encore une fois au grand livre d’Henri de Lubac. Reprocher aux chercheurs qui ont déjà travaillé sur les chroniques hispaniques de cette époque de ne pas ou trop peu l’avoir pris en compte est donc exagéré: ce n’est pas parce que l’on n’utilise pas le mot »typologie« que l’on ne voit pas tout ce que les auteurs du Moyen Âge doivent à leurs modèles bibliques, y compris dans une logique binaire type/antitype. Il y a plus de vingt ans, j’avais longuement discuté dans les pages de cette revue le livre d’Alexander Pierre Bronisch, Reconquista und heiliger Krieg. Die Deutung des Krieges im christlichen Spanien von den Westgoten bis ins frühe 12. Jahrhundert, Münster 1998 (cf. Francia 29/1, 2002, 171–220). Si je manifestais alors quelques désaccords sur le concept de guerre sainte et sur son usage par l’auteur, je m’étais beaucoup moins attardé sur un autre aspect du livre, à savoir le modèle biblique de la guerre et la caractérisation des hispaniques comme nouveau peuple de Dieu, nouvel Israël. De fait, si Bronisch ne proposait pas vraiment une réflexion théorique sur la typologie biblique, il maîtrisait parfaitement le concept et il me semble un peu injuste de lui reprocher, comme à d’autres auteurs, de ne pas l’avoir assez utilisé. On ne s’étend parfois pas très longuement sur ce que l’on juge évident et connu de ses lecteurs. C’est là un détail. Das neue Volk Gottes in Hispanien est un beau livre, très pensé, très fouillé, qui combine un questionnement théorique maîtrisé avec une réelle érudition. Il enrichit notablement notre compréhension de l’historiographie hispanique du haut Moyen Âge.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Patrick Henriet, Rezension von/compte rendu de: Patrick S. Marschner, Das neue Volk Gottes in Hispanien. Die Bibel in der christlich-iberischen Historiographie vom 8. bis zum 12. Jahrhundert, Wien (LIT Verlag) 2023, 572 S. (Geschichte und Kultur der Iberischen Welt, 19), ISBN 978-3-643-51110-2, DOI 10.52038/9783643511102, EUR 59,90., in: Francia-Recensio 2025/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.113175