L’auteur publie ici sa thèse soutenue en 2019 à l’université de Wuppertal et à la Sapienza. Reprenant à son tour le paradigme de la »papstgeschichtliche Wende« (tournant dans l’histoire de la papauté) mis à l’honneur dans l’historiographie allemande par Rudolf Schieffer en 2002,1 il enquête sur le rôle de Léon IX dans la concrétisation sans précédent de la primauté romaine sous ses aspects théoriques et pratiques, d’où deux parties, »l’ecclésiologie de Léon IX« (41–263) et »les actions de Léon IX« (265–630).
Certains préambules des 105 privilèges authentiques de celui-ci (I.1) réactivent le terme sollicitudo omnium ecclesiarum qui liait, depuis la première décrétale (a. 385), la primauté romaine à la responsabilité du pape envers l’Église universelle, et distinguent la fonction pétrinienne de la personne physique du pape, dont l’éventuelle indignité ne remet pas en cause la primauté de Rome.
L’historiographie appelle »lettres œcuméniques« (I.2) les quatre écrits du litige avec l’église grecque que sont la réponse à la synodique du patriarche d’Antioche Pierre III (printemps 1053), le libellus – réponse polémique à une lettre qui l’était tout autant – (rédigé dans la seconde moitié de 1053 mais qui ne fut jamais envoyé à Constantinople selon Massetti), et les lettres au basileus et au patriarche (janvier 1054). Ces textes tirent les conséquences de l’ecclésiologie léonine: l’église romaine est caput et cardo de l’Église universelle, elle est l’Ecclesia mater dont Constantinople est une fille. Le pape conteste l’ancien concept de pentarchie au profit des trois églises pétriniennes que sont Rome, Antioche (directement) et Alexandrie (à travers Marc, disciple de Pierre).
Les »lettres africaines« (I.3) aux évêques Pierre et Jean, et à l’archevêque de Carthage (décembre 1053) appliquent la primauté aux institutions et à la doctrine. Le pape détient une juridiction suprême: il est seul apte à juger les causes majeures, à déposer un évêque, à tenir un concile œcuménique.
Après un chapitre sur l’épiscopat toulois de Léon IX (II.1) viennent ses relations avec l’Église impériale (II.2). Chapelain impérial, le futur pape a peut-être rédigé des diplômes impériaux dans sa jeunesse, ce qui expliquerait les innovations diplomatiques de son pontificat: introduction de la minuscule caroline aux dépens de la curiale, ainsi que de la rota et du Benevalete à l’imitation du monogramme impérial. Cependant, loin d’une soumission du Saint-Siège à l’Empire, l’idéal de coopération avec l’autorité laïque n’inhibe pas le projet réformateur (contrairement à ce que veut le paradigme grégorien qui marque encore trop l’historiographie française). Premier pape à utiliser le Constitutum Constantini, Léon IX a même une politique totalement autonome, et énergique, en Italie méridionale, qui tourne au désastre de Civitate.
Considérant son église romaine comme un diocèse universel, il remplit à cette échelle les deux grands devoirs pastoraux de tout évêque: synode et visite. Ainsi s’explique la fréquence sans précédent des conciles tenus par le pape (II.3: une douzaine en 5 ans, à comparer aux 37 réunis par ses prédécesseurs en un siècle) et de ses voyages à travers la Chrétienté (II.4): il n’est jamais resté plus de 3 mois consécutifs à Rome, et 9 et demi en tout sur un pontificat de 62 mois. L’auteur traite d’abord des synodes romains puis des conciles hors de Rome, ce qui entraîne des redites malhabiles car certaines affaires rebondissent d’une réunion à l’autre. À ces occasions, Léon IX veille à la canonicité des élections épiscopales; il concrétise la primauté romaine dans les domaines juridictionnel (interventions dans des conflits locaux), doctrinal (affaire Bérenger) et spirituel (consécrations et canonisations, sacralisant ainsi la fonction pontificale).
Massetti a l’ambition méritoire d’envisager le pontificat dans sa globalité, alors que les auteurs se cantonnent souvent à l’un de ses aspects.2 Il amende avec bonheur la thèse de Schieffer, qui analyse la »papstgeschichtliche Wende« comme le passage d’une papauté réactive n’exerçant sa primauté qu’une fois sollicitée par les églises locales, à une papauté active prenant l’initiative: l’auteur démontre que Léon IX a d’emblée associé ecclésiologie ferme et pragmatisme dans l’action. Il procure ainsi une synthèse utile dans le rapport fort bien établi entre théorie et pratique durant ce pontificat qui fut en effet un »tournant dans l’histoire de la papauté«, méritant d’être étudié pour lui-même, ainsi que l’avait souligné le colloque de 2002,3 plutôt qu’en simple préliminaire à la réforme grégorienne comme le pensait Fliche.4
On salue une thèse aussi ample, mais il y a malheureusement beaucoup à redire. D’emblée frappe le manque de suivi éditorial: les intitulés des deux grandes parties ne figurent pas dans la table des matières (5–8). Sont omises de la bibliographie les références exactes de publications évoquées au texte,5 de même celle au Liber diurnus, auquel renvoie constamment le chapitre I.1.6 Les coquilles abondent. La première décrétale, adressée au métropolitain Himerius de Tarragone, n’évoque évidemment pas les évêques de la province africaine de Carthage (Karthago), mais celle, hispanique, de Carthagène (Cartagena) (51). Dominique Iogna-Prat est constamment prénommé »Dominque«. L’index qualifie Fromond d’»archevêque« de Troyes (738). Airard est appelé Nanntenesis episcopus (644). La cohérence chronologique souffre: Innocent Ier serait mort en 407 tout en écrivant une lettre en 417 (51); après l’intronisation de Bruno le 19 mai 1026 et sa consécration le 9 septembre 1027, son épiscopat débute en 1024 (305); Léon IX meurt le 17 avril 1054 (le 19 en fait) (371); la bulle pour la Trinité de Bari aurait été expédiée le 2 septembre 1050 (525) ou 1053 (527; c’est la bonne date: en septembre 1050, Léon IX traverse la Bourgogne pour gagner son siège épiscopal de Toul); la lettre d’Humbert à l’évêque d’Angers Eusèbe est datée de 1050/1051 (316) ou de 1051/1052 (165, n. 557).
Mais les éditeurs ne sont pas seul en cause. L’historiographie francophone ne semble connue qu’à travers l’érudition allemande: aucune référence postérieure à 2011 à part un article de Rolf Große. L’on se demande parfois si l’auteur a lu toute sa bibliographie, ainsi de la contribution de Jean-Claude Cheynet au colloque Léon IX de 2002, jamais citée au chapitre I.2. Il ignore les Annales Beneventani éditées par Jean-Marie Martin,7 mentionnées seulement en note par Detlev Jasper (MGH Conc. 8, 267, n. 4). Sont également absentes les sources numismatiques: Léon IX est pourtant l’un des premiers évêques de Toul et l’un des derniers papes avant Boniface VIII à battre monnaie à son nom.
L’auteur suit parfois trop servilement les érudits auxquels il se réfère. Ainsi, Uta-Renate Blumenthal voyant dans la Sanctorum patrum auctoritas a Leone papa corroborata qu’elle édite la série des canons du concile de Reims dont le moine Anselme de Saint-Remy ne donnerait que le résumé (470–477): une simple confrontation des deux séries de dispositions suffit à prouver l’inanité de cette thèse (trois canons rapportés par Anselme sont sans équivalent dans l’Auctoritas). Ou Hans-Georg Krause refusant d’attribuer la Vita dite touloise au cardinal Humbert (même refus chez les éditeurs français, ignorés de l’auteur) (18): la plupart des arguments avancés ne convainquent pourtant guère – en revanche, la rédaction de la Vita présente un étonnant parallèle chronologique avec celle du Contra simoniacos: 1° sous le pontificat de Léon IX, l’hagiographe, alors non romain, entreprend son récit et Humbert de Moyenmoutier, originaire des confins de la Bourgogne et de la Lotharingie, rédige le premier de ses Trois livres; 2° devenu évêque-cardinal, il laisse de côté son ouvrage pendant plus de quatre ans, et de même l’hagiographe, pour une raison sur laquelle ni F. Massetti ni les éditeurs de la Vita ne s’interrogent; 3° dans le contexte de crise que les réformateurs léonins traversent après le décès d’Étienne IX, pendant la minorité d’Henri IV qui favorise le retour de l’Adelspapsttum, Humbert reprend la plume pour achever son traité, et l’hagiographe, devenu romain dans l’intervalle, reprend en hâte la sienne pour résumer l’épiscopat toulois de Léon IX et narrer son pontificat en un Livre II imprévu au départ. La forma electionis Petri episcopi Aniciensis (520–521, n. 853–856) donne la liste d’une vingtaine d’évêques témoins de la consécration de Pierre par le pape à Rimini sans que cela ne suggère à l’auteur la possibilité d’un synode omis des Concilia.
Il manque d’ailleurs un développement sur les consécrations de prélats par le pape (627, le terme Bischofsweihen dans le résumé du II.4 est trompeur: l’auteur n’a fait qu’évoquer celle de l’abbé de Montier-en-Der (424, dans le II.3). Rien non plus sur le rôle sans précédent des légats sous Léon IX, futurs rouages de la monarchie pontificale aux siècles suivants: en cela aussi ce pontificat fut pourtant pionnier. Il n’est donc pas question non plus des synodes tenus par les légats en France en 1054, quand la captivité du pape lui interdit de poursuivre personnellement sa politique conciliaire: Hildebrand tient concile à Tours et Ermenfroi à Lisieux.8 Le nom du second n’apparaît tout simplement jamais dans l’ouvrage; celui d’Hildebrand onze fois, dont trois à propos de son soutien à l’archevêque de Cologne contre les faveurs du pape envers Trèves.
Ces défauts affaiblissent le plaisir qu’a le lecteur à lire une thèse qui, s’attachant à un pontificat court mais novateur, dénote une méthode historienne aux antipodes du pangrégorianisme en vogue dans l’historiographie française actuelle.9
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Bruno Saint-Sorny, Rezension von/compte rendu de: Francesco Massetti, Leo IX. und die papstgeschichtliche Wende (1049–1054), Wien, Köln (Böhlau) 2025, 759 S. (Papsttum im mittelalterlichen Europa, 13), ISBN 978-3-412-53040-2, EUR 120,00., in: Francia-Recensio 2025/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.113176





