La vie d’Anselme de Havelberg suit étroitement celle de Norbert de Xanten. Non seulement Norbert l’accueille comme chanoine régulier dans l’ordre de Prémontré qu’il vient de fonder mais, une fois devenu archevêque de Magdebourg, il choisit Anselme en 1129 comme évêque suffragant sur le siège de Havelberg, alors en territoire slave. Anselme accomplit alors plusieurs voyages diplomatiques, en particulier à Rome, en compagnie des empereurs Lothaire et Frédéric Barberousse, et à Constantinople, où il débat avec les théologiens grecs. En 1155, il est nommé archevêque de Ravenne. À sa mort en 1158, il laisse trois ouvrages principaux: un Tractatus de ordine pronuntiandae letaniae adressé à Frédéric Ier, archevêque de Magdebourg (1142–1152), sur la bonne manière de remettre en ordre rationnellement le nom des saints dans la litanie qui leur est consacrée; une Epistola apologetica datable entre 1130 et 1146, adressée à Egbert, abbé de Huysbourg, pour réfuter des critiques de ce dernier contre la forme de vie des chanoines réguliers; enfin un Anticimon ou Dialogorum libri III, composé en 1149/1150 pour le pape Eugène III, dont le livre I traite de l’unité de l’Église nonobstant la diversité des formes de vie religieuses, et les livres II et III abordent les questions entre chrétientés latine et grecque qu’Anselme avait discutées à Constantinople en 1136.

C’est au deuxième de ces écrits, l’Epistola apologetica, qu’est consacré le présent volume. L’ouvrage, jusqu’alors accessible dans la Patrologia latina, t. 188, col. 1117–1140, donne lieu pour la première fois à une édition critique, fondée dans les huit manuscrits conservés et complétée par un riche assortiment de péritextes, qui permettent de lire le texte dans les meilleures conditions. Une ample introduction présente l’auteur, l’œuvre et les circonstances de sa rédaction. Une description des témoins manuscrits analyse minutieusement leur provenance et leur datation, leurs particularités codicologiques et paléographiques, leur contenu textuel, et fournit la bibliographie principale. Une traduction en allemand, richement annotée, en face du texte latin, montre dans quel sens il est interprété par l’éditeur. Des pièces annexes comportent notamment les deux lettres d’Egbert de Huysbourg, dont les griefs ont suscité la rédaction de l’Epistola apologetica. Enfin l’ouvrage se conclut par un triple index: des versets bibliques, des noms de personne et des noms de lieu.

C’est au total un excellent travail, sur un auteur et un texte sous‑étudiés, mais d’une grande importance pour l’histoire religieuse du XIIe siècle, en particulier sur cet idéal de vie canonial qu’illustrent non seulement la fédération de Prémontré, mais encore celles de Saint-Ruf, d’Arrouaise et de Saint-Victor. Ma seule réserve porte sur un choix de méthode, malheureusement de plus en plus fréquent et qu’on pourrait décrire comme une expansion de la codicologie au détriment de la philologie. Ce déséquilibre se manifeste de plusieurs façons. Dans l’introduction, la part faite à la reconstitution des relations entre manuscrits n’occupe que quatre ou cinq pages, contre cinquante pour la description des manuscrits. Dans l’apparat critique, les variantes proprement textuelles, qui documentent l’histoire du texte et son établissement sont noyées dans le grand nombre des variantes orthographiques telles que Iheronimi / Ieronimi / Hieronimi / Hieronymi; attulit / adtulit; tanquam / tamquam; inproviso / improviso; auctorem / authorem; oppinione / opinione; auctoritatibus / authoritatibus / autoritatibus (134). Enfin, le choix de suivre aussi fidèlement que possible un manuscrit de base unique, choisi pour son ancienneté (L le plus souvent, mais parfois aussi W), se heurte à des objections nombreuses, que fournissent les relations entre manuscrits.

Ceux-ci, on l’a dit, sont au nombre de huit. Parmi eux, deux remontent au XIIe siècle: Londres, British Library, Add. ms. 10094 (L) et Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Guelf. 494 Helmst. (W), ce dernier étant fragmentaire. Quatre autres manuscrits datent du XVe siècle: Saint-Florian, Stiftsbibliothek, XI 100 (F1), Magdebourg, Landesarchiv Sachsen-Anhalt, Cop. 746c (Ma), Paris, Bibliothèque nationale de France, NAL 1250 (P) et Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin, Preußischer Kulturbesitz, theol. lat. fol. 80 (B). Les deux derniers se rattachent au XVIIIe siècle: Saint‑Florian, Stiftsbibliothek, XI 728 (F2) et Munich, BSB, Clm 1904 (). Or l’examen de l’apparat critique fait apparaître que le manuscrit L ne porte pas seulement un grand nombre de leçons individuelles fautives, mais encore qu’il partage avec P un grand nombre d’erreurs communes. Il y a donc une première famille L P. Des conjonctions nombreuses font de même apparaître au moins deux autres groupements de manuscrits, l’un associant F2, Ma et , l’autre rapprochant, à l’intérieur de ce trio, les témoins F2 et . Parmi les trois manuscrits restants, B, F1 et W, les relations sont plus difficiles à reconstituer, à cause du caractère fragmentaire de W et parce que le manuscrit F1 donne lieu à une récriture tardive (48–54), mais en un cas au moins ces trois manuscrits s’accordent sur une erreur commune, qui nous oblige à corriger le texte établi par l’éditeur.

À la page 194, lignes 6–7, ce dernier écrit en effet: »Martha scilicet, dum cura frequens ministerium satagebat, activam vitam non inconvenienter significabat. Maria vero, dum secus pedes Domini sedens verbum illius avidissime audiebat, contemplativam vitam non incongrue figurabat« (194, lignes 6–7). Or la leçon cura, que nous avons mise en italiques, se trouve dans B F1 W, tandis que les autres témoins, c’est-à-dire F2 L Ma Mü et P, portent tous circa. Plusieurs raisons concordantes obligent à suivre ces derniers. D’abord, l’analyse interne du passage rend probable qu’il faille circa plutôt que cura. Étant donné le goût d’Anselme pour les structures grammaticales parallèles, soulignées par la rime et la rythme, au service d’un vif souci d’harmoniser dans l’ordre canonial les deux vies, contemplative et active, il serait étonnant que Martha ne soit pas le sujet de satagebat et significabat, tout comme Maria est le sujet d’audiebat et figurabat: les deux verbes parallèles, satagebat pour Marthe et audiebat pour Marie, expriment en effet l’action distinctive de chacune des deux sœurs. Un passage parallèle dans le même traité achève de convaincre qu’Anselme a bien écrit circa et non cura devant ministerium frequens satagebat: c’est celui-ci, un peu plus loin, de nouveau à propos de Marthe: »frequentes circa ministerium officium Marthe devoti satagunt« (208, ligne 19; 210, ligne 1). Enfin, et c’est notre argument le plus fort, derrière ces deux passages, il faut bien sûr reconnaître le verset de saint Luc: »Martha autem satagebat circa frequens ministerium« (Lc 10, 40).

Cet exemple, choisi parmi d’autres pour sa force probante, délivre d’utiles enseignements: la philologie, quand on la méprise, se venge. Ne pas suivre des principes d’édition fondés dans un stemma codicum pour suivre (mais pas toujours) un manuscrit unique, c’est s’exposer à produire une édition de type éclectique. En effet, faute de principes fermes, fondés dans les relations généalogiques entre témoins, l’éditeur a tantôt adopté tantôt rejeté la leçon tantôt de L le plus souvent, tantôt de W, alors que son propre apparat critique montre – et le montrerait plus clairement s’il n’était encombré de variantes orthographiques – que l’un ou l’autre manuscrit, si ancien qu’il soit, comporte non seulement des erreurs individuelles mais encore des erreurs communes qu’il partage avec d’autres témoins. Dès lors, chaque fois que la grande majorité des témoins s’accorde contre L ou contre W, il est très probable qu’elle procure la leçon originelle. Il y a donc quelques dizaines d’endroits où l’édition doit être corrigée. Ceci n’empêche pas que le volume présenté par Jonas Narchi soit un ouvrage remarquablement utile et complet sur une œuvre d’un grand intérêt; on regrette seulement que l’établissement de texte, en un nombre limité d’endroits, soit fragilisé par un défaut de méthode en philologie, malheureusement fréquent, et qui ne doit pas occulter la minutie exemplaire et la grande qualité de l’ouvrage pris dans son ensemble.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Dominique Poirel, Rezension von/compte rendu de: Jonas Narchi, Anselm von Havelberg: Epistola apologetica. Edition, Übersetzung, Kommentar, Regensburg (Schnell & Steiner) 2024, 264 S. (Klöster als Innovationslabore, 13), ISBN 978-3-7954-3888-3, EUR 49,95., in: Francia-Recensio 2025/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.113178