Penseur génial et souvent incompris des âges du monde et de la temporalité, l’abbé calabrais Joachim de Flore († 1202) est l’auteur d’une œuvre latine fascinante et complexe qui n’a pas fini de livrer tous ses secrets. Pour espérer les percer, il est nécessaire de disposer des éditions critiques qui firent longtemps défaut. Or, avec cette deuxième partie de l’édition des écrits apocalyptiques, les éditeurs livrent sans doute la partie la plus attendue de ce corpus, c’est-à-dire l’Expositio super Apocalypsim, soit un commentaire lemmatique continu qui couvre désormais 1153 pages. D’emblée, il faut saluer le travail philologique remarquable qui a permis d’aboutir à cette édition définitive d’un texte majeur pour l’histoire médiévale, qui n’était jusqu’alors lu que dans l’édition vénitienne de 1527 (bien connue des spécialistes à travers sa réimpression de 1964).
L’introduction de 207 pages éclaircit les points nécessaires à la bonne intelligence du texte. Le texte est attribué et daté (Joachim commence à écrire son commentaire à partir de la période 1182‑1185 et le termine en 1200), et son contenu doctrinal est très soigneusement présenté. Tous les points saillants exposés par Joachim font ainsi l’objet d’une présentation synthétique qui constitue un excellent préalable à la lecture de l’œuvre. Sont également posés les principaux jalons sur l’histoire de la réception du texte, depuis la lettre de Jean Bellesmains en 1203 jusqu’à Arnaud de Villeneuve († 1311) et l’époque moderne, quand la copieuse bibliographie (CLXXX–CCVII) fournit un état de l’art à la fois complet et utile. Outre les remaniements et les manuscrits perdus que les éditeurs signalent scrupuleusement, le texte est actuellement transmis par trois manuscrits complets et six manuscrits lacunaires (dont des planches en couleur donnent à voir l’apparence) auxquels l’édition de 1527 vient joindre son témoignage. Le stemma codicum se présente sous la forme d’un arbre à six branches qui descendent de manière indépendante d’un archétype perdu, ce qui permet aux éditeurs de s’appuyer avec un degré de certitude suffisant sur les trois manuscrits complets pour reconstituer le texte original. De fait, malgré sa latinité parfois difficile, le texte du commentaire se lit sans trouble, et des notes infrapaginales abondantes en éclairent le sens.
Joachim a découpé le texte de l’Apocalypse en huit parties qui correspondent à autant de périodes: les six premières parties recouvrent le deuxième état de l’histoire humaine (soit les 19 premiers chapitres du livre biblique), quand la septième partie voit le début du sabbat qui marque le commencement du troisième état ou septième âge du monde (chapitre 20, 1–10). La huitième partie s’ouvre avec la vision du trône d’Apc 20, 11 pour finir comme le livre révélé au chapitre 22. Même s’il existe des renvois internes que ménage parfois l’auteur, la longueur considérable du commentaire et l’absence de structuration du texte par Joachim ne favorisent guère une lecture discontinue ni son utilisation ponctuelle. Il faut donc savoir gré aux éditeurs d’avoir si précisément annoté le texte.
Les deux volumes d’édition sont assortis d’un troisième tome, comptant 628 pages et formé de cinq indices (index biblique, index des auteurs et des œuvres, index des noms propres et des concepts, index des noms communs, index numérique), soit autant de précieux instruments de travail qui permettent d’exploiter de manière aisée la riche matière du texte latin. Sans se substituer entièrement aux interrogations permises par une base de données, ces copieux indices suggèrent un questionnaire scientifique varié et fournissent tous les moyens d’y répondre. À ce titre, ces pages ont une portée heuristique qui dépasse largement celle d’un index habituel. L’index biblique permet de constater la part presqu’égale que tiennent les références de l’Ancien Testament par rapport à celle du Nouveau Testament et que, parmi ce dernier, l’Évangile de Matthieu est particulièrement sollicité. Avec l’index des auteurs, où les références en gras signalent les citations exactes, le lecteur est en mesure de porter un jugement d’ensemble sur la culture de Joachim et ses sources d’exégète de l’Apocalypse, au premier rang desquelles il faut compter Ambroise, Augustin, Bède, Eusèbe/Rufin, la Glose dite Ordinaire, Grégoire le Grand, Haymon d’Auxerre, Jérôme, Isidore de Séville, et Joachim lui-même, qui pratique l’autocitation en exploitant largement sa Concordia Novi ac Veteris Testamenti et le Liber introductorius. Cependant, selon une tendance que les concordances informatiques tendent à renforcer depuis deux décennies, certaines des entrées de cet index reflètent moins les lectures effectivement faites par Joachim qu’elles n’enregistrent les résultats d’un dépouillement contemporain et la présence d’un thème dans la culture médiévale antérieure à Joachim. Pour ne prendre qu’un exemple parmi cent, quand Joachim fait l’exégèse des étoiles (Apc 2, 1), il affirme: »Ferunt stellam illam, quam cognominant Saturnum, frigide esse nature et diuturnis temporum spatiis peragere cursum suum« (179). Pour rendre compte de ce savoir commun sur la nature froide de l’astre et la lenteur de sa course, les éditeurs renvoient au Dragmaticon et aux Glosae super Platonem de Guillaume de Conches et, plus largement, à l’Adversus nationes d’Arnobe ainsi qu’aux Divinae institutiones de Lactance, toutes références qu’enregistre scrupuleusement l’index. Cependant, il est inutile de supposer que Joachim a lu ces textes rares ni d’y faire appel pour rendre compte de cette culture commune. Il aurait suffi en effet de relever le mot virgilien: »frigida Saturni sese quo stella receptet« (Géorgiques 1, 335) ou bien de renvoyer à un texte aussi diffusé que le De Genesi ad litteram (II, 5) d’Augustin: »idem namque adserunt stellam, quam saturni appellant, esse frigidissimam eamque per annos triginta signiferum peragere circulum eo, quod superiore ac per hoc ampliore ambitu graditur«. Et, de fait, bien des références à des textes rares qu’offre l’index pourraient être ainsi omises car rien n’impose de citer ces fontes difficiliores. L’index des noms propres et des concepts permettra de mener des études systématiques sur un personnage biblique, une figure historique ou encore une notion chère à Joachim, d’autant plus que d’opportuns renvois permettent d’élargir la recherche: ainsi l’entrée »Ordines« suggère‑t‑elle de se reporter également aux entrées »ordo, apostoli/pastores, martyres, doctores, virgines/contemplatores«. Quant au très détaillé index des noms communs, il ne se contente pas de fournir une liste de mots employés par l’exégète, mais il situe chaque emploi dans son contexte et précise son interprétation, ce qui fait de cet outil un véritable glossaire. L’index numérique (de 1 à 288 000 en passant par 666) fournit un répertoire raisonné des occurrences des différents chiffres et favorisera ainsi une étude systématique de l’arithmologie de Joachim.
Avec cette édition de référence impeccable qui fait honneur à la prestigieuse collection des MGH, la communauté scientifique dispose désormais de tous les outils pour lire, relire et interpréter un texte majeur de la culture médiévale. Remercions les éditeurs d’avoir su rendre une nouvelle jeunesse à cette exégèse médiévale de l’Apocalypse qui n’a pas fini de susciter ses propres commentateurs.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Cédric Giraud, Rezension von/compte rendu de: Alexander Patschovsky, Kurt-Victor Selge, Joachim von Fiore: Expositio super Apocalypsim et opuscula adiacentia, Teil 2: Expositio Apocalypsis, Wiesbaden (Harrassowitz Verlag) 2024, CCVII–1784 S. in drei Teilbänden (Monumenta Germaniae Historica. Quellen zur Geistesgeschichte des Mittelalters, 35), ISBN 978-3-447-11973-3, EUR 298,00., in: Francia-Recensio 2025/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.113180





