Ce livre propose une histoire »intégrale« du monde ashkénaze. Il occupe une place singulière dans l’historiographie contemporaine car il soulève d’emblée une réflexion non seulement sur les méthodes et les choix narratifs actuellement utilisés, mais aussi sur la portée des synthèses historiographiques non thématiques. Afin d’en apprécier pleinement la portée, il convient cependant d’en rappeler d’abord la structure et les principales articulations.
Composé en six parties inégales, l’ouvrage consacre sa matière la plus substantielle au Moyen Âge et se concentre presque exclusivement sur l’histoire, la vie et les développements intellectuels des communautés juives installées en Europe du Nord, notamment dans les pays germaniques. La première partie »Herkunft« (Origine) reprend le schéma traditionnellement transmis par l’historiographie juive selon lequel les origines du monde ashkénaze s’enracinent en Palestine, poursuivent leur parcours à travers l’Empire romain, et gagnent l’Europe selon une dynamique structurée par la dialectique »mère patrie/diaspora«, illustrée par l’histoire des juifs dans l’Empire romain et par le processus d’instauration de l’hégémonie rabbinique sur le judaïsme. Ces aspects sont abordés en une petite quarantaine de pages.
La deuxième partie, »Verbreitung« (Dispersion/Diffusion), retrace le long chemin qui mène des juifs vers l’Europe occidentale. Elle mobilise les recherches archéologiques les plus récentes, en particulier celles menées à Cologne, qui attestent soit d’une présence juive avérée, soit de découvertes d’artefacts liés à la culture juive sur le sol européen.
La troisième partie, »Gemeindeleben« (Vie communautaire), rassemble toutes les informations connues à ce jour concernant l’apparition et la structuration des communautés juives européennes: légendes des origines, chartes royales ou ecclésiastiques, structures institutionnelles, obtention des privilèges, instauration du statut juridique spécifique des juifs (serviteurs de la chambre), ainsi que la description des métiers exercés et des principales communautés: Cologne, Mayence, Spire, Ratisbonne (Regensburg), Worms, Prague et Francfort.
La quatrième partie, »Leben mit der Torah« (Vivre avec la Torah), s’attache au cœur même de la vie spirituelle juive. Elle dresse un panorama des caractéristiques singulières des interprétations et commentaires bibliques et talmudiques élaborés dans les académies d’Europe. S’y déploient l’œuvre du grand commentateur français Rashi et de ses successeurs, les tossafistes, des explications détaillées sur la manière d’approcher une page du Talmud (249), les célèbres ordonnances des communautés regroupées sous l’acronyme SchUM (Spire, Worms, Mayence),1 le genre littéraire de la poésie liturgique, les hassidei ashkénaze (piétistes allemands) et leur élaboration mystique, la création du Golem, ainsi qu’une dizaine de pages consacrées aux usages iconographiques: enluminures de manuscrits et haggadot médiévales.
La cinquième partie, intitulée »Verfolgungen und Vertreibungen« (Persécutions et expulsions), rassemble, comme son intitulé l’indique, le catalogue des tragédies affrontées par les juifs. Des croisades aux bûchers de la peste noire, en passant par les accusations diverses de meurtres rituels, le brûlement du Talmud et la mise en place des grandes scènes de l’antijudaïsme: l’ignoble Judensau, la truie juive, et les représentations au fronton des cathédrales illustrant la défaite du judaïsme (les célèbres sculptures Ecclesia et Synagoga).
La sixième et dernière partie, »Der Weg nach Osten« (La route vers l’Est), couvre les siècles qui vont des premières informations dont on dispose sur les juifs dans les confins polonais jusqu’aux développements du sionisme et la renaissance de la littérature hébraïque, le tout en un peu moins d’une centaine de pages (411–474). Elle s’attache à montrer l’essor puis la chute des implantations en Pologne-Lituanie, éclaire la situation particulière des juifs placés sous protection royale, le Conseil des Quatre Pays (Vaad Arba Aratsot 1580–1764),2 autrement dit les principes de l’autonomie juive polonaise, ainsi que les massacres perpétrés par les cosaques dirigés par Chmielnicki (1648). L’ouvrage s’achève sur la description des mouvements de pensée – lumières, kabbale et piété – qui ont traversé le monde juif: de la kabbale lurianique au hassidisme et à ses opposants, jusqu’à la voie nouvelle ouverte par la politisation des mondes juifs, l’avènement du sionisme et, enfin, la décimation ultime d’Ashkénaz.
Ces grandes lignes de l’ouvrage rappelées, revenons sur les choix qui le structurent. Car si l’entreprise de Peter Schäfer impressionne par son ambition de synthèse, elle soulève également plusieurs questions d’ordre méthodologique. Peter Schäfer, éminent professeur d’études religieuses à l’université libre de Berlin et d’études juives à Princeton, ancien directeur du Musée juif de Berlin, est reconnu comme l’un des meilleurs spécialistes de la pensée juive dans l’Antiquité tardive et au Moyen Âge. Avec ce livre, il délaisse le cadre des études ultraspécialisées pour s’aventurer vers une synthèse plus large. Un tel passage est en lui-même une invitation à s’interroger sur les formes et les limites mêmes de l’exercice.
Schäfer explicite sa perspective dès l’introduction (9): »Le point de départ et le thème central du livre est l’idée que toute l’histoire juive, depuis ses débuts jusqu’à nos jours, est marquée par la dualité entre les existences d'une patrie et d'une diaspora, qu’il n’y a jamais eu de patrie sans diaspora et que les deux sont étroitement liées. Le récit de la patrie judéenne comme seul et éternel noyau et centre du peuple juif et de la diaspora comme une succession d’expulsions, à commencer par l’exil babylonien, est une fiction que le sionisme a tenté – et tente encore aujourd’hui – d’ériger en doctrine officielle de l’État d’Israël. La patrie et la diaspora ont toujours été et sont toujours les deux faces d’une même médaille, dont aucune ne peut se passer de l’autre sans renoncer à des aspects essentiels du judaïsme.«
De fait, on saisit que Schäfer ne vise pas simplement à faire de l’histoire, mais qu’il aspire plutôt à proposer une grille de lecture destinée à dépasser certains partis-pris historiographiques. Pourtant, comment ne pas souligner la difficulté intrinsèque à produire une histoire unifiée à partir d’éléments aussi disparates, échelonnés sur des siècles et des espaces disjoints, alors qu’aucune véritable documentation continue ne permet véritablement d’en étayer la cohérence d’ensemble, hormis la tradition qui la transmet? En outre, bien que Schäfer exprime à plusieurs reprises (112, 115, 192) son agacement face à une historiographie qu’il juge trop souvent »larmoyante«, il n’est pas certain qu’il parvienne à s’en affranchir totalement. En effet, sa lecture historique ancrée dans les textes, bien qu’elle mobilise les acquêts récents de l’archéologie pour enrichir ses propos, ne suffit pas à s’en dégager. Dès lors, ne doit-on pas s’interroger sur le risque que le récit, presque à son insu, se recentre prioritairement sur les épreuves et les persécutions, au détriment d’autres dimensions fondamentales que l’histoire sociale s’attache précisément à restituer – telles que les pratiques culturelles, les formes d’organisation institutionnelle ou les interactions avec les environnements sociaux? Une telle focalisation univoque ne traduirait-elle pas, en définitive, une réduction de la complexité historique que les approches comparatives et structurelles entendent au contraire préserver? Certes, cela n’enlève rien à l’intérêt réel de l’ouvrage, qui propose un parcours riche et solidement construit. Si les données historiques qu’il rassemble sont pour l’essentiel connues des spécialistes, ce qui fait sa valeur tient à ce qu’il parvient à rendre accessibles, dans une forme claire et synthétique, des savoirs souvent dispersés ou réservés à un public averti.
En somme, si cet ouvrage ne bouleverse pas le paysage historiographique par des apports inédits, il remplit sa fonction de synthèse. En hiérarchisant un corpus de sources complexe, il donne à voir des articulations historiques majeures et contribue à l’élaboration d’une histoire du judaïsme ashkénaze revisitée. Entre érudition et transmission, il occupe ainsi une place utile et nécessaire dans l’ensemble des publications consacrées à l’histoire européenne des juifs. L’ouvrage de Peter Schäfer contribue ainsi à la structure de l'historiographie du monde ashkénaze, sans se substituer aux travaux spécialisés existants, tout en lui offrant un cadre d’ensemble à la fois cohérent et lisible.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Sylvie-Anne Goldberg, Rezension von/compte rendu de: Peter Schäfer, Das aschkenasische Judentum. Herkunft, Blüte, Weg nach Osten, München (C. H. Beck) 2024, 560 S., 3 Karten, 60 Abb. (Historische Bibliothek der Gerda Henkel Stiftung), ISBN 978-3-406-81247-7, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2025/3, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.3.113181





