Le présent livre est plus qu’une histoire des révolutions de 1848. Avec son dernier ouvrage de synthèse, Christopher Clark, professeur à l’université de Cambridge, propose plutôt d’étudier les révolutions de 1848 en explorant une période s’étalant sur près de trente ans, de 1830 à la décennie 1850. Cette traduction vers le français est particulièrement bienvenue puisque la dernière synthèse francophone sur les révolutions de 1848/49 en Europe était sortie en 1998.

Les trois premiers chapitres abordent les décennies 1830 et 1840 et traitent respectivement de la situation économique et sociale de l’Europe à l’heure de la question sociale (Chap. I, 25‑99), de la formation des principaux camps politiques et du bouillonnement intellectuel en leur sein (Chap. II, 100–172), ainsi que des événements politiques majeurs qui caractérisent cette période (Chap. III, 173–263). Ce premier ensemble est tout à fait justifié. Il met en place les acteurs et les actrices, les idées, les pratiques et les configurations politiques que l’on retrouve dans les révolutions de 1848/49. Cela permet aux lecteurs d’identifier les modalités d’engagement d’individus et de groupes sociaux avant 1848 et de voir comment la révolution influe sur leurs trajectoires (le cas de Robert Blum est marquant) ou au contraire perpétue leur exclusion (Dragojla Jarnević souffre d’être mise à l’écart de la politique). La qualité de la narration, comme la pratique récurrente de la comparaison, contribuent aux dimensions compréhensive et analytique de l’ouvrage.

Les révolutions de 1848/49 sont ensuite abordées à travers les premières journées révolutionnaires (Chap. IV, 264–340). Les foyers classiques jouissent d’études approfondies (Palerme, Paris, Vienne, Pest, Berlin et Milan). L’analyse de la réception des révolutions est éclairante: si la révolution de février à Paris grise les radicaux allemands, c’est la nouvelle de la chute de Metternich qui est déterminante dans l’octroi de concessions par Frédéric‑Guillaume IV de Prusse (315). Il en va de même pour le roi des Pays-Bas, moins impressionné par les nouvelles de Paris que par les lettres de sa fille, témoin des tumultes à Weimar (328). De plus, Clark évoque les États où »les transformations politiques se sont déroulées sans qu’il y ait d’insurrection majeure« (327), montrant qu’il y a bien eu un 1848 britannique (332‑336) et espagnol (336‑338).

Il est ensuite question de l’établissement des nouveaux régimes (Chap. V, 341–401). Clark affirme qu’à l’exception de la Valachie (une étude de cas plus que bienvenue), la »plupart des nouveaux dirigeants en Europe étaient des hommes qui n’avaient pas soutenu la révolution auparavant ou qui avaient même mis en garde contre elle« (372). Cet aspect est déterminant pour la suite des événements: les institutions qui naissent des révolutions en 1848 ne sont pas des institutions révolutionnaires. Elles doivent donc aussi bien s’imposer face aux anciennes structures de pouvoir que face aux contestations populaires.

Le désir de réforme habite les membres de ces institutions, qui se proclament émancipateurs (Chap. VI, 402–457). La question de l’émancipation est traitée à travers une succession d’études de cas (esclaves noirs, femmes, juifs et esclaves roms), dont la thèse principale est la non-linéarité de l’expérience de l’émancipation en 1848/49. Les quelques comparaisons sont éclairantes, notamment celle relative à la mise en œuvre de l’émancipation des esclaves des Antilles françaises et des roms en Valachie (453).

Les chapitres suivants explorent les trajectoires des gouvernements révolutionnaires jusqu’à leur effondrement final. La période, qui s’étend de l’été 1848 à l’été 1849, est marquée par une »asynchronie générale« (546). L’auteur expose d’abord le délitement des cohésions révolutionnaires du printemps 1848 sous le double effet de la dispersion de l’effort révolutionnaire (entropie) et de l’émergence de nouvelles formes d’organisation (Chap. VII, 458‑547). Ensuite, il est question du triomphe des forces conservatrices, qui coopèrent à l’échelle internationale et s’adaptent à l’ordre politique postrévolutionnaire: usage des nouvelles libertés politiques et utilisation de constitutions en tant qu’instruments contre-révolutionnaires (Chap. VIII, 548‑650). L’asynchronie des révolutions se renforce en 1849. De nouveaux foyers révolutionnaires apparaissent, ceux de »la seconde vague« (607), tandis que d’autres sont déjà en état de mort thermique. La clarté de l’argumentation et la maîtrise de la narration permettent au lecteur de s’y retrouver, même si les événements de la seconde vague sont moins approfondis.

Le dernier chapitre discute de la portée des révolutions de 1848 (Chap. IX, 651–704). Des milliers de révolutionnaires s’exilent à travers le monde, où certains poursuivent leur militantisme. Précédant l’arrivée des exilés dans les pays extra-européens, les récits des révolutions de 1848 y sont interprétés et mobilisés dans le cadre des contestations locales préexistantes. En Europe, si les révolutions de 1848/49 constituent une rupture, Clark présente les années 1850 comme un moment de »stabilisation postrévolutionnaire« (694), moins marqué par la restauration que par l’innovation. Une concordance politique s’établit entre les modérés et les conservateurs sur la base des innovations politiques héritées des révolutions. Cette concordance permet une mobilisation massive des ressources de l’État pour transformer l’industrie, le commerce et les villes, tandis que les hommes politiques cherchent moins à être des architectes qu’à devenir des gestionnaires.

On peut regretter l’absence d’un cadrage théorique explicite sur le concept de révolution, défini comme »un processus qui remplace un gouvernement par un autre« (359). Cette définition ne rend pas honneur à la richesse du propos de Clark, pourtant conscient des apports des productions en histoire et en sciences humaines et sociales sur la question (souverainetés multiples, routines insurrectionnelles, devenir révolutionnaire). Enfin malgré de bonnes intuitions, les quelques comparaisons entre 1848 et notre époque sont parfois maladroites. L’auteur de ces lignes regrette ainsi de voir la journée du 15 mai 1848 comparée à l’assaut contre le Capitole le 6 janvier 2021 (533).

En revanche, l’utilisation de sources primaires est un vrai point positif, d’autant plus que l’auteur formule à plusieurs reprises des réflexions sur ces dernières, par exemple la question du biais des sources dans l’histoire des femmes (419–420). Soulignons que cette synthèse s’adresse aussi à un public profane; on ne peut que se féliciter de voir le matériel de base de notre discipline être ainsi mis en avant. Par ailleurs, cette synthèse offre une bibliographie massive (717–796), qui intègre les productions les plus récentes dans plusieurs langues (français, espagnol, italien, roumain, turc, etc.). Enfin, la dimension narrative de l’ouvrage apporte une réelle plus-value. Le récit de scènes d’insurrection au ras des acteurs permet d’illustrer aussi bien les logiques les plus fines des révolutions que leurs effets sur les individus, qu’ils soient acteurs ou spectateurs. En bref, Christopher Clark nous offre une synthèse érudite et attendue, nouvel ouvrage de référence sur les révolutions de 1848/49.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Quentin Duguet, Rezension von/compte rendu de: Christopher Clark, 1848 – Le Printemps des peuples. Se battre pour un monde nouveau, Paris (Flammarion) 2024, 816 p., ill., ISBN 978-2-08-148205-0, EUR 35,00., in: Francia-Recensio 2025/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.113983