On sait, depuis les travaux de Maurice Halbwachs, que la mémoire individuelle est influencée par les cadres sociaux dans lesquels elle s’insère. Lorsque les premiers témoins et rescapés de la destruction systématique des Juifs d’Europe au mitan du XXe siècle ont commencé à faire entendre leurs voix, ils le firent dans des contextes et des objectifs précis et propres à leur temps: obtenir justice, garder le souvenir des disparus ou encore tenter de trouver des clefs de compréhension à l’inexplicable. Peu après la fin de la Seconde Guerre mondiale, les alliés d’hier devinrent les ennemis d’aujourd’hui, plongeant le monde dans une nouvelle confrontation idéologique: la guerre froide. Ce système de représentations a également façonné la manière dont les sociétés et les États se sont figuré la Seconde Guerre mondiale et la Shoah.

Ce sont précisément ces interactions entre mémoire de la Shoah et confrontation Est-Ouest qu’analyse le volume collectif Holocaust Memory and the Cold War. Remembering Across the Iron Curtain, édité par Anna Koch et Stephan Stach. S’inscrivant dans une lignée de travaux récents qui réévaluent la complexité de la mémoire de la Shoah dans l’Europe socialiste1 et les liens entre Shoah et guerre froide2, l’ouvrage entend dépasser la vision longtemps dominante qui opposait un »bon« usage occidental de la mémoire de la destruction des Juifs d’Europe à une prétendue instrumentalisation réductrice et idéologique à l’Est. Les éditeurs montrent qu’il s’agit d’une opposition trop simple et qu’en réalité, de part et d’autre du rideau de fer, la mémoire fut travaillée par des logiques politiques et idéologiques, mais qu’elle fut aussi l’objet de circulations et de transferts qui dépassèrent la frontière entre les blocs. Ce décentrement permet d’interroger autrement la manière dont la Shoah a été intégrée aux récits de la guerre froide et de souligner que, loin d’être isolés, les acteurs mémoriels ont pu entrer en dialogue, souvent de façon inattendue.

L’ouvrage s’ouvre sur une introduction dense qui expose la problématique et insiste sur l’intérêt d’articuler deux champs historiographiques qui se sont longtemps ignorés: les études sur la mémoire de la Shoah et celles consacrées à la guerre froide. Cette entrée en matière donne la clé de lecture de l’ensemble: il s’agit de mettre en lumière la pluralité des acteurs – chercheurs, survivants, artistes, journalistes, militants – et d’examiner comment chacun a négocié, parfois contourné, parfois instrumentalisé, les cadres imposés par la bipolarité mondiale. Les douze contributions qui suivent explorent différents terrains et temporalités, offrant un panorama qui va de l’immédiat après-guerre jusqu’aux années 1980, et s’intéressant à des acteurs vivant aux États-Unis, en Israël, en France, en Allemagne divisée, en Union soviétique ou encore en Hongrie. Procès et acteurs transnationaux complètent le tableau d’ensemble.

Certaines études mettent l’accent sur des moments fondateurs, comme l’analyse d’Elisabeth Gallas consacrée au New York Black Book de 1946, symbole d’une réponse juive globale aux crimes nazis et révélateur des tensions entre universalisme et ancrage politique. Boaz Cohen s’intéresse à Israël et montre comment la mémoire de la Shoah y fut travaillée dans un contexte où la guerre froide donnait une dimension nouvelle aux débats mémoriels. Simon Perego, en étudiant Paris, analyse le rôle du communisme dans la constitution d’une mémoire juive française divisée par des fractures politiques. Du côté soviétique, Arkadi Zeltser restitue la place ambiguë des publications des années 1960, tandis que Vanessa Voisin s’attache à la réception du procès Eichmann en URSS, soulignant le mélange d’occultation idéologique et de prises de conscience possibles. Anna Koch et Stephan Stach eux-mêmes consacrent une étude à la figure transnationale d’Alberto Nirenstein, journaliste et historien juif polonais émigré en Italie, qui illustre les réseaux de circulation de part et d’autre du rideau de fer. Nadège Ragaru, pour sa part, analyse le procès Beckerle (1967–1968), montrant comment un procès national a pu devenir un lieu de production de savoir global.

Plusieurs contributions adoptent une perspective culturelle: Máté Zombory sur le film Arrière-Saison du Hongrois Zoltán Fábri; Irina Tcherneva sur l’œuvre du peintre juif soviétique Joseph Kuzkovski, ou encore Magdalena Saryusz-Wolska sur la série télévisée ouest-allemande Am grünen Strand der Spree. D’autres ouvrent sur des parcours plus singuliers, tels le voyage à Berlin depuis l’Autriche du philosophe Günther Anders étudié par Anna Pollmann, ou les réseaux antifascistes liant États-Unis et RDA dans la manière de se confronter à la Shoah, explorés par Jonathan Kaplan.

Ce qui frappe, dans la diversité des études de cas, est la cohérence de l’ensemble. Dans chaque contexte étudié, on retrouve la même tension entre une narration officielle et des voix qui cherchent à affirmer une mémoire plus nuancée, plus fidèle à l’expérience vécue. À travers les procès, les films, les publications ou les voyages intellectuels, les mêmes enjeux réapparaissent: comment la mémoire de la Shoah fut mobilisée pour légitimer des positions politiques, mais aussi comment elle permit la constitution de réseaux transnationaux, d’espaces de savoirs partagés, voire de solidarités inattendues. Les éditeurs réussissent ainsi à offrir un volume qui incarne véritablement l’idée de mémoire »à travers« le rideau de fer.

Il s’agit d’abord d’une entreprise originale, qui renouvelle le champ des études mémorielles en articulant la Shoah à la guerre froide. La diversité des disciplines représentées – histoire, études cinématographiques, analyse des procès – enrichit l’approche et permet de saisir des dimensions souvent négligées. L’ancrage international est également remarquable: les auteurs proviennent d’institutions européennes, israéliennes et américaines, et mettent à contribution des sources variées, parfois inédites. Enfin, la rigueur historiographique est manifeste: chaque contribution repose sur un travail empirique solide et dialogue avec une littérature internationale abondante, ce qui contribue à repositionner le sujet dans un cadre comparatif.

On peut regretter que les autres pays du bloc de l’Est, comme la Pologne, la Roumanie ou la Tchécoslovaquie, soient quasiment absents. Cet angle mort laisse de côté des espaces pourtant centraux pour la mémoire de la Shoah. Par ailleurs, l’absence d’une conclusion collective peut donner au lecteur l’impression qu’il lui revient de tisser seul le fil entre les études de cas. Un chapitre de synthèse aurait pu renforcer la cohésion et mettre en évidence les pistes de recherche les plus prometteuses. Malgré ces réserves mineures, cet ouvrage constitue une contribution importante et innovante. Il ouvre des perspectives stimulantes, en montrant notamment l’utilité d’articuler l’histoire des violences de masse à celle des conflits idéologiques du XXe siècle. Par sa richesse empirique et sa cohérence thématique, ce volume collectif apparaît comme un jalon essentiel pour renouveler notre compréhension des liens entre mémoire de la Shoah et guerre froide, et comme un modèle de dialogue entre historiographies nationales et internationales.

1 Citons notamment Kata Bohus, Peter Hallama, Stephan Stach (dir.), Growing in the Shadow of Antifascism: Remembering the Holocaust in State-Socialist Eastern Europe, Budapest 2022.
2 On peut renvoyer aux contributions de la conférence The Holocaust and the Cold War: Culture and Justice, organisée en mai 2021 par le Fritz Bauer Institute et le Imre Kertész Kolleg et à la publication qui s’en est suivie: Katharina Rauschenberger, Joachim von Puttkamer, Sybille Steinbacher (dir.), Investigating, Punishing, Agitating. Nazi Perpetrator Trials in the Eastern Bloc, Göttingen 2022.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Audrey Kichelewski, Rezension von/compte rendu de: Anna Koch, Stephan Stach (ed.), Holocaust Memory and the Cold War. Remembering Across the Iron Curtain, Berlin, Boston (De Gruyter Oldenbourg) 2024, 331 p., 12 fig. (Rethinking the Cold War, 13), ISBN 978-3-11-067241-1, DOI 10.1515/9783110672657, EUR 94,95., in: Francia-Recensio 2025/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.113989