Bodo Mrozek propose une édition française – la traduction est excellente et le volume de belle facture – d’un livre publié en Allemagne sous le titre Jugend-Pop-Kultur. Eine transnationale Geschichte, lui-même issu d’une imposante thèse soutenue à la Freie Universität Berlin. L’auteur s’appuie sur une citation de l’historien Thomas Lindenberger, pour qui on ne peut comprendre la seconde moitié du XXe siècle sans bien connaître »l’histoire de la pop«. Une histoire qui semble avoir été délaissée par l’historiographie traditionnelle, selon Mrozek, notamment dans sa dimension culturelle (au sens très large du terme) et surtout mondiale. La riche bibliographie publiée en fin d’ouvrage montre pourtant que le terrain est loin d’être en friches depuis un demi‑siècle, notamment à travers l’étude des »cultures de masse« apparues dans le monde occidental de l’après‑guerre et en premier lieu la musique pop/rock. L’auteur analyse les rapports entre »culture pop« et »culture jeune«, deux notions délicates à définir et qu’il cherche à inscrire dans leur dimension transnationale, ce qui n’a pas tout à fait le même sens qu’internationale.
Le cadre chronologique choisi est celui des années 1950 et 1960, centré notamment sur la décennie 1956–1966. Les pays concernés sont toutefois limités en nombre: Bodo Mrozek s’intéresse surtout à la France, à l’Allemagne fédérale, au Royaume-Uni et aux États-Unis, mais aussi aux pays du bloc communiste, telle la RDA. Ces pays, du moins dans le monde occidental, ont en commun d’être très dépendants des industries culturelles et médiatiques supranationales, tout en affichant des variantes nationales singulières. Le travail de Bodo Mrozek sur les sources est remarquable, avec une très grande quantité d’informations, toujours vérifiées et fiables. L’apport le plus neuf est incontestablement celui des archives publiques (ainsi celles des mouvements de jeunesse, des forces de police, des partis politiques) et en particulier celles issues de l’ex-RDA. De même, l’insertion dans le livre de documents photographiques apporte beaucoup à la compréhension des phénomènes étudiés.
La première partie du livre (1953–1958), consacrée aux »sonorités de la déviance«, rappelle le contexte des années 1950, tout en exposant les diverses approches méthodologiques qui permettent une étude de la jeunesse – ou plutôt des jeunesses – de l’après‑guerre dans un cadre urbain. La deuxième partie (1959‑1962) est sans aucun doute la plus stimulante du livre, avec l’étude comparée de la folie du twist, mais aussi des subcultures jeunes (hipsters, beatniks, teddy boys, mods, exis, etc.) et des fanzines pour teenagers. Dans la troisième partie (1963‑1965), les passages sur la masculinité et les cheveux longs, dans une perspective transnationale, sont tout aussi intéressants et à certains égards novateurs.
Le lecteur ressent, malgré tout, quelques frustrations. D’une façon générale, le regard sur l’histoire sonore, technique et esthétique du disque (le 45-tours et le 33-tours, au cœur même de la révolution pop) reste assez superficiel, tout comme l’exploitation des sources cinématographiques et plus largement celles des courants artistiques de l’après-guerre. Mouvement transatlantique, le Pop Art est né au milieu des années 1950 en Grande-Bretagne et aux États-Unis, définissant au passage toute une esthétique pop de la consommation (ainsi l’Anglais Richard Hamilton, dans un texte fondateur de janvier 1957). Son impact sur la culture pop, y compris musicale, est loin d’être négligeable. Le caractère transnational du mouvement pop ne fait bien sûr aucun doute et c’est la grande qualité du livre d’en montrer les ressorts et les dynamiques. Mais sur certains plans, il aurait été souhaitable de mieux hiérarchiser les problématiques et la chronologie qui leur est associée.
Au fond, rien n’aurait été possible sans le succès d’Elvis Presley en 1954–1956, qui change la vie (et parfois le destin) de millions de teenagers et probablement aussi le cours de l’histoire culturelle de l’après-guerre. John Lennon l’a plusieurs fois répété: sans Elvis, il n’y aurait pas eu les Beatles. Certes, l’auteur évoque bien la diffusion transnationale du rock’n’roll (page 80) mais sans en mesurer toujours le caractère révolutionnaire, au-delà des phénomènes de violence et des réactions conservatrices. Dans un genre musical un peu différent, Bob Dylan est une figure majeure du début des années 1960 (on ne trouve qu’une seule occurrence page 386, Dylan étant brièvement associé au genre de la »chanson narrative« et protestataire). Sur le plan médiatique, la radio et la télévision deviennent des accélérateurs des modes pop, qu’exploitent de puissantes multinationales du disque. Toutefois, les radios‑pirates, intégrées dans le livre à la période 1953–1958, sont plutôt un phénomène postérieur: la célèbre Radio Caroline diffuse à partir de 1964 dans les eaux internationales et la vénérable BBC n’est pas sérieusement menacée avant cette date. L’étude, par ailleurs documentée, sur les Beatles et la Beatlemania, se retrouve curieusement intégrée à la période 1959–1962, où le groupe de Liverpool est encore totalement inconnu ou presque (Love Me Do date d’octobre 1962 et n’occupe que la 17e place des charts).
Le livre se clôt d’ailleurs au milieu des années 1960, avec 1966 comme »point de fuite«, révélant à la fois le triomphe de la pop music, du Swinging London et des contre-cultures. Pourtant, c’est justement en 1965/1966 que l’histoire de la pop atteint son apogée esthétique: s’agit-il comme le suggère Mrozek, du triomphe d’un mainstream des minorités ? Probablement, mais la période 1965‑70 s’avère la plus innovante dans de nombreux domaines initiés par la culture pop pendant une décennie: le disque Sgt Pepper des Beatles (1967) en est le brillant reflet.
Les critiques énoncées dans ce compte-rendu ne doivent pas masquer l’essentiel: en dépit de quelques défauts de structure et de choix discutables, le livre de Bodo Mrozek marque une étape importante dans l’approche universitaire de la culture jeune, dans sa dimension transnationale, au carrefour entre l’histoire culturelle et l’histoire sociale. Il légitime et aussi renforce la conviction selon laquelle l’histoire de la pop fait non seulement partie de l’histoire contemporaine de l’après-guerre, mais en est aussi la matrice.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Bertrand Lemonnier, Rezension von/compte rendu de: Bodo Mrozek, Histoire de la pop. Quand la culture jeune dépasse les frontières (années 1950–1960), Paris (Éditions de la Maison des sciences de l’homme) 2024, 521 p. (Bibliothèque allemande), ISBN 978-2-7351-2823-5, EUR 27,00., in: Francia-Recensio 2025/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.114000





