Les relations germano-israéliennes sont marquées du sceau de la particularité, l’attachement de la République fédérale à la sécurité d’Israël étant un élément de la raison d’État allemande par suite de la Shoah (Angela Merkel, 2008). Deux ouvrages récents, des perspectives israéliennes, reviennent sur cette constellation, en analysent les piliers et appellent à un renouveau.1
Le premier est un échange mené d’avril 2021 à janvier 2022 entre deux intellectuels israéliens spécialistes de l’Allemagne, l’historien Moshe Zimmermann2 et le philosophe Moshe Zuckermann. Son titre reprend le premier vers d’un poème de Heinrich Heine, qui illustre leur trouble.3
Les auteurs évoquent tout d’abord l’antisémitisme allemand et la relation ambivalente du sionisme à ce ressentiment: le sionisme historique peut objectivement profiter de l’antisémitisme; de même qu’aujourd’hui le sionisme et le gouvernement israélien peuvent objectivement encourager l’antisémitisme, ne pas le combattre, dans le but d’encourager les Juifs de la diaspora à émigrer. Et désormais tout antisionisme ressortit de l’antisémitisme, une logique adoptée par les autorités allemandes, contemptrices de toute critique anti-israélienne; et par l’extrême-droite allemande, qui en fait un instrument à l’encontre des Arabes/musulmans/migrants.
À rebours se pose à nouveaux frais la question de la symbiose judéo-allemande. Pour nos auteurs, elle a été désirée par les Juifs, mais elle ne leur a pas été accordée. Les Juifs d’Allemagne sont devenus des Juifs en Allemagne, une mise à distance qui résulte de la Shoah et donne raison à ceux qui refusaient l’assimilation exigée d’eux par les pires antisémites. Aujourd’hui, la prétendue symbiose se retrouve instrumentalisée dans l’héritage judéo-chrétien en Europe, notion inventée pour mieux mettre à l’écart les musulmans. Cela s’exprime aussi par le fait que des Israéliens sont de plus en plus tentés de retrouver leurs racines européennes, reprenant la nationalité de leurs ancêtres.
Quid de la vie juive en Allemagne après la Shoah? Son existence est-elle un cadeau ou une grâce, comme suggèrent ces lieux-communs répétés à l’envi par les politiques en 2021, lors de la commémoration des 1700 ans de présence juive en Allemagne? Les auteurs constatent que ne sont en fait pleinement acceptés que les Juifs qui ne dérangent pas, qui répondent aux stéréotypes, qui participent de la culture mémorielle allemande et sont alignés sur la politique d’Israël (une Esther Bejarano est adulée pour ses performances artistiques, mais ses critiques envers Israël lui sont reprochées). Bien plus, cette communauté, aujourd’hui estimée à 200 000 personnes, se trouve, contre son gré pour la plupart, associée à certains groupements extrémistes, dont l’AfD qui soutient Israël et se veut le meilleur ami des Juifs. Au nom de l’adage »les ennemis de mes amis sont mes ennemis« une collusion s’est établie, au point que l’AfD a eu un rôle moteur dans la campagne anti-BDS, inspirée par l’ambassade d’Israël en Allemagne. Dans ce jeu d’alliances a priori contradictoire, des personnalités d’extrême-droite sont accueillies en Israël et visitent Yad Vashem, comme si le plus grand crime antijuif n’avait pas été commis par leurs ancêtres idéologiques. Tandis que l’instrumentalisation de la Shoah par la politique est parvenue en Israël à des sommets. Dans ce domaine, les efforts des historiens contre ces distorsions demeurent vains: nos auteurs de rappeler qu’en Israël la manipulation de l’histoire est ancienne, avec un glissement permettant le passage de la détestation des nazis à celle des Arabes, le grand mufti devenant l’Hitler du Moyen-Orient (Netanyahou étant allé jusqu’à prétendre qu’il fut l’inspirateur de la Shoah).
La Shoah appartiendrait-elle à quelqu’un? Dans leur lecture, les auteurs soulignent l’appropriation effectuée par Israël: la Shoah est un moyen de pression sur l’Allemagne, surtout depuis la déclaration de Merkel sur la Staatsräson.4 Pour se dégager de toute obligation envers les Palestiniens, Israël attribue la Shoah aussi aux Arabes pour écarter toute réparation à leur profit. Selon les deux auteurs, l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA) offre la possibilité d’imposer cette vision israélienne dans les cénacles internationaux: ainsi, toute critique contre la définition de l’antisémitisme produite par cette organisation est comprise comme de l’antisémitisme, comme négation de la Shoah.
Poser la question de la relation germano-israélienne, c’est également évoquer ce qu’Israël attend des Juifs allemands. Le Conseil central des Juifs en Allemagne (Zentralrat der Juden in Deutschland) se veut le représentant d’Israël en Allemagne, un rôle exagéré par les politiques allemands: il est ainsi devenu, selon les auteurs, l’»idiot utile« (106). Quant à lui, le judaïsme allemand n’a plus guère à voir avec celui qui prévalait avant-guerre: les derniers bastions du judaïsme libéral sont battus en brèche, on reconstruit des synagogues qui restent vides, on se focalise sur une approche orthodoxe et sioniste. La tradition judéo-allemande est pointée du doigt pour ne pas avoir su faire le bon choix (i. e. le sionisme), pour lui préférer une vie juive médiévale présentée comme essentiellement religieuse. Aujourd’hui s’impose la quête, vaine, d’une identité originelle: or existe-t-il un judaïsme authentique, unique? Toutes les tendances n’ont-elles pas des racines? Pour nos auteurs, l’homogénéisation est dangereuse et exclusive, l’ouverture à l’autre est rare, et pourtant indispensable. Israël quant à lui s’enferme dans la défensive, qui justifie tout: la victime se perçoit toujours comme telle, même si dotée d’une armée et de l’arme nucléaire; Israël craint plus la paix que la guerre.
»Pensant à l’Allemagne« et à Israël, les deux auteurs se retrouvent alors à un carrefour: Zuckermann, le philosophe, déclare abandonner le sionisme, non par antisionisme, mais parce que la voie prise par le sionisme lui semble mauvaise, criminelle et raciste. L’historien Zimmermann quant à lui suggère que quelque chose de bon peut encore en sortir; la comparaison avec l’Allemagne peut aider, à savoir l’hypothèse d’un nationalisme sain, qui ne soit pas lié à la religion. Peu portés à l’optimisme, nos deux auteurs souhaiteraient la victoire de la raison. Mais cette perspective ne peut aboutir tant que le nationalisme juif, exclusif, poussé à l’extrême, demeure en place. Et tant que l’emprise du militaire l’emporte. Là encore nos deux connaisseurs de l’histoire allemande filent la comparaison avec l’Allemagne, soulignant à quel point le militaire y a pu s’emparer de l’État, devenu un fétiche intouchable. La comparaison historique, comme la réalité israélienne, pousse les deux auteurs à préconiser une démilitarisation de la société, en mettant à bas l’»Eros« de l’armée (209).
Pour leur part, les perceptions réciproques ont grandement évolué depuis les débuts des relations germano-israéliennes. Au-delà des clichés, on a une appréciation depuis longtemps favorable des Allemands par les Israéliens. Seule l’écoute de Wagner semble être l’ultime tabou, dans un soi-disant respect des survivants (»Wagner est l’alibi parfait, la dernière forteresse de ceux qui traduisent la Shoah en politique«, 260); alors que par ailleurs on ne rejette pas les machines à laver, les voitures ou les sous-marins allemands. À l’inverse en Allemagne, on note un décalage entre les politiques et la population, les premiers affichant leur solidarité avec Israël contre vents et marées, la population prenant bien plus ses distances, marquée par un renouveau de l’antisémitisme que les politiques veulent cacher, ou considérer comme un produit d’importation. Maîtrisant la comparaison historique, les deux historiens interprètent cette situation à l’aune de l’histoire, et des leçons qui en sont tirées, ou pas. Confrontée à l’agression russe en Ukraine, l’Allemagne semble faire fausse-route (en tout cas au moment de leur observation en 2021/2022): sa naïveté éclate au grand jour, confirmant ce qu’elle fait dans le cas des relations avec l’Israël et la Palestine. Car de la peur naît la pétrification.
Pour finir, les auteurs en appellent à une solidarité allemande envers l’Israël, mais un Israël démocratique. Au nom du passé, la RFA ne réagit pas contre le gouvernement israélien pour s’éviter tout soupçon d’antisémitisme; mais justement, au nom du passé, la RFA ne doit pas travailler avec les fossoyeurs de la démocratie israélienne; ou alors l’Allemagne ne se rend-elle pas compte de ce qui se passe en Israël, de la nature du gouvernement?
Au total, cet échange très dense, radical, parfois désespéré, en tout cas désillusionné, s’effectue entre deux personnes qui sont sur la même longueur d’onde: très instructif, il peut parfois paraître convenu du fait de leur profil et de celui, très marqué à gauche, de leur maison d’édition. Il est surtout désormais en partie daté.
Le deuxième ouvrage dont il est question est postérieur au 7 octobre 2023. Fania Oz-Salzberger, historienne, militante de gauche, fille de l’écrivain Amos Oz, avait déjà livré ses observations sur l’Allemagne à l’issue d’un séjour prolongé à Berlin.5 Elle s’adresse à nouveau au lectorat allemand dont elle sait qu’il est passionné, et partagé sur le sujet. Son petit opuscule se place dans la continuité des dernières lignes de son précédent ouvrage: un appel au dialogue germano-israélien sur la base du passé.
Le titre de l’ouvrage est quelque peu trompeur. Son contenu est principalement un état des lieux d’Israël au lendemain du traumatisme d’octobre 2023. Toujours attachée à la cause de La Paix maintenant, l’autrice a des paroles très fortes à l’encontre du Hamas. Mais sa radicalité concerne également son propre pays: elle lance un appel au retour à un sionisme originel, non celui dévoyé et incarné par Netanyahou et consorts. Partant, elle en appelle à ce que le gouvernement allemand sorte de sa réserve et critique plus simplement les autorités israéliennes. C’est aussi un appel à l’aide de la part des sionistes libéraux, face aux attaques terroristes, mais aussi à l’offensive de l’extrême gauche pro-palestinienne allemande et de l’extrême droite gouvernementale israélienne.
L’attaque du 7 octobre a conduit à découvrir le mal ignoré jusque-là, avec de la part du Hamas une volonté génocidaire. Cette attaque a conduit à une guerre menée par le pire des gouvernements israéliens, avec au départ des représailles justes, mais par la suite des exactions répétées (elle rejette toutefois toute intention génocidaire dans ce cas). Dans ce maëlstrom, et c’est là tout l’enjeu, il y a nécessité de regarder tout cela avec rationalité, de ne pas se laisser emporter par l’émotion, dans un contexte où la barbarie l’emporte sur la civilisation.
L’objectif de l’autrice est de présenter l’état des lieux et de rappeler ses idées: par la discussion, il faut aller dans le sens de deux États placés côte à côte, en insistant sur la validité de cette solution, en dépit des refus de part et d’autre. L’idée d’un État binational étant morte, la solution réside dans la coexistence de deux États, avec un État palestinien démilitarisé, déradicalisé. Mais cela nécessite une nouvelle génération de dirigeants des deux côtés.
L’autrice revient alors sur les relations germano-israéliennes. Il en va pour elle de la nécessité d’entamer un nouveau dialogue. Les Allemands doivent remettre les choses à plat, en dépassant la sidération postérieure au 7 octobre. Il s’agit aussi selon elle de mettre fin à la culture mémorielle allemande (Erinnerungskultur) et de passer à autre chose, les Allemands devant cesser de se solidariser avec un sionisme potentiellement génocidaire. Sans se »libérer« de la Shoah, ce qui serait irraisonnable et amoral, les Allemands doivent dépasser leur attitude béate envers les Juifs/les Israéliens. Dans son impasse actuelle, Israël a plus que jamais besoin d’une aide intelligente: il ne sert à rien que certains Allemands ne transforment Israël en diable après l’avoir adulé. La critique est plus que jamais nécessaire, avec justesse de vue et nuance. Il faut donner la parole à tous, ne pas étouffer les prises de position modérées en donnant libre-cours aux extrêmes. La Shoah doit cesser d’être instrumentalisée: elle l’est en Allemagne pour taire les critiques, elle l’est surtout par les politiciens israéliens, taxés ici d’antisionistes. D’où son appel à sauver le sionisme, mais tel qu’il a été créé, non tel qu’il est interprété désormais. Il faut revenir aux origines, à ce sionisme non exclusif, afin d’enlever le vent des voiles des Palestiniens radicaux et des post-coloniaux occidentaux: »Aujourd’hui, il est temps de reprendre pour nous le sionisme lui-même. Nous devons le reprendre à ses usurpateurs de l’ultra-droite israélienne. Et bien sûr aussi aux calomniateurs anti-israéliens qui l’assimilent au nazisme« (45).
C’est aussi réinstaurer un État laïc – ici certainement idéalisé – qui a été pris en otage par les messianistes religieux depuis 1967, en le débarrassant de tous ceux qui déconstruisent la démocratie en Israël. Mais cette perspective de retour aux origines ne peut se faire qu’à la suite de nouvelles élections israéliennes. La paix est l’objectif à terme, pragmatique, pas romantique, sans amnésie. Pour cela Israël a besoin de l’aide étrangère: les États doivent aussi entendre et écouter les sionistes modérés. Ici l’Allemagne a un rôle essentiel: »Au gouvernement allemand (...) je dis: (...) S’il vous plaît, faites-nous plaisir et faites la distinction entre le gouvernement israélien et la majorité de la société israélienne. Aidez-nous à faire entendre dans le débat allemand la voix de nos modérés« (69).
Mais comme tout essai de ce type, le risque est qu’il soit rapidement dépassé. Si les différents problèmes et les principales aspirations demeurent, quelle peut être la faisabilité de ces dernières dans un contexte régional et global plus que jamais mouvant, glissant, et dangereux. Quid d’un État palestinien dans des frontières qui ne semblent plus d’actualité si l’on suit les avancées des extrémistes israéliens cautionnées, sinon devancées par les projets d’une administration américaine libérée des contraintes du droit international? Et quid de l’Allemagne livrée à ses propres incertitudes?
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Dominique Trimbur, Rezension von/compte rendu de: Moshe Zuckermann, Moshe Zimmermann, Denk ich an Deutschland .... Ein Dialog in Israel, Frankfurt (Westend) 2023, 304 S., ISBN 978-3-86489-402-2, EUR 25,00.xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxFania Oz-Salzberger, Deutschland und Israel nach dem 7. Oktober, Berlin (Suhrkamp) 2024, 77 S. (suhrkamp taschenbuch, 5496), ISBN 978-3-518-47496-9, EUR 12,00., in: Francia-Recensio 2025/4, 19.–21. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.114007





