Ce recueil, issu d’un colloque international tenu à l’université de Mulhouse en décembre 2022, réunit dix-huit articles. Les contributions sont réparties en quatre parties: les langues comme actrices de l’institution diplomatique; la maîtrise linguistique comme enjeu de pouvoir; la pratique linguistique envisagée comme pratique globale; et enfin la traduction, perçue à la fois comme un atout et un danger.
Comme cela arrive souvent dans les volumes collectifs, certains articles dépassent ce cadre thématique. Plusieurs études auraient pu être regroupées autour de la diplomatie française (Camille Desenclos, Isabelle Dasque, Nina Pösch, Angela de Maria, Virginie Martin, etc.) ou autour de la question de l’apprentissage et de la maîtrise des langues par les diplomates (Angela de Maria, Ferenc Tóth, Virginie Martin, Ekaterina Domnina, entre autres). Cette diversité souligne la richesse des perspectives offertes par l’ouvrage, qui intéressera tout lecteur soucieux de comprendre le rôle des langues dans la diplomatie et plus largement dans la vie politique européenne moderne et contemporaine.
L’introduction, signée par Guido Braun et Camille Desenclos, est particulièrement dense. Elle explore les dimensions politiques, socio-culturelles et symboliques de l’usage des langues en diplomatie. Les auteurs rappellent que le multilinguisme, réalité des sociétés modernes, devient dans le contexte étatique un enjeu de pouvoir et de négociation. Ils considèrent l’histoire des langues diplomatiques comme celle d’un »multilinguisme vécu«, plutôt que comme une simple succession d’hégémonies linguistiques – approche »globale« croisant les histoires politique, institutionnelle et culturelle.
L’éditeur et l’éditrice soulignent que la recherche s’est trop souvent concentrée sur les congrès de paix et la traduction, négligeant d’autres sphères diplomatiques. Ce volume élargit heureusement le champ d’observation, même si la communication interne entre diplomates d’un même pays, tout aussi révélatrice des rapports de pouvoir et des identités sociales, reste peu abordée.
L’introduction discute aussi les sources: leur caractère souvent unilingue masque la diversité réelle des pratiques multilingues. Trois stratégies d’acteurs sont relevées: acceptation du plurilinguisme, revendication de sa propre langue et recours à une lingua franca – cette dernière étant parfois une »universalité de façade«. Enfin, les éditeurs invitent à croiser l’évolution des pratiques linguistiques avec la spécialisation progressive de la diplomatie européenne, afin de mieux comprendre les rapports entre hiérarchie, compétence linguistique et pouvoir.
Dans la suite de ma recension,1 je me limiterai à quelques remarques sur des articles relatifs à l’Époque moderne, domaine qui est le mien, et qui m’ont paru être particulièrement novateurs. Ce choix est forcément subjectif, car toutes les contributions se distinguent par leur qualité.
Monique Weiss montre le rôle clé des secrétaires pour les affaires »allemandes« au service des Habsbourg espagnols aux XVIe et XVIIe siècles: polyglottes, ils étaient bien plus que de simples traducteurs, mais de véritables conseillers politiques dans le triangle diplomatique Espagne – Pays-Bas – Saint-Empire.
Ekaterina Domnina étudie les compétences linguistiques des ambassadeurs anglais à la cour papale (XVe–XVIe s.). Environ 60 % d’entre eux, formés principalement dans les universités anglaises et italiennes, maîtrisaient le latin, tandis que l’anglais s’imposait peu à peu dans les instructions diplomatiques; signe du rôle croissant des langues vernaculaires dans la construction des États modernes. Domnina souligne le multilinguisme des échanges et l’absence de lien strict entre langue utilisée et origine nationale des diplomates.
Camille Desenclos, pour sa part, analyse les usages linguistiques dans les relations franco-impériales entre 1520 et 1620. Son étude montre que le choix de la langue relevait moins d’une symbolique politique que d’une recherche d’efficacité dans la communication. Elle nuance l’idée d’une politique linguistique cohérente de l’Empire, révélant la complexité des usages et des stratégies.
Angela de Maria compare la politique linguistique de la France à Constantinople et l’évolution du corps des drogmans. L’école des »jeunes de langues«, censée remplacer les interprètes levantins par des traducteurs »nationaux«, aboutit en réalité à une symbiose entre anciens et nouveaux systèmes, perpétuant les réseaux familiaux existants.
Virginie Martin examine la politique linguistique extérieure de la France révolutionnaire: la promotion du français comme langue nationale a paradoxalement affaibli son statut international. Les efforts pour former des diplomates polyglottes furent limités, comme le montre l’échec du congrès de Rastatt. Toutefois, la puissance militaire permit à la France d’imposer sa langue dans les traités.
Plusieurs études publiées dans ce volume sont basées sur des corpus, parfois assez importants, de sources inédites. Parmi celles qui portent sur l’Époque moderne, cela concerne les articles déjà mentionnés de Monique Weiss, d’Angela de Maria, d’Ekaterina Domnina, d’Isabelle Dasque, de Virginie Martin, de Camille Desenclos, et de Nina Pösch. Deux autres articles devraient être mentionnés à cet égard, ceux de Pierre Saux-Escoubet et de Markus Laufs.
L’étude de Pierre Saux-Escoubet éclaire les tensions du cérémonial diplomatique vénitien au XVIIe siècle, marqué par une évolution de la politique linguistique: les diplomates étrangers purent désormais s’adresser au doge et au collège dans la langue de leur souverain. La République hésite entre l’affirmation de sa souveraineté, symbolisée par l’usage du vénitien, et la volonté d’appartenir à la société des princes, qui exigeait plus de souplesse. Les archives qu’exploite l’auteur montrent les lacunes linguistiques des Vénitiens comme celles de leurs interlocuteurs et les stratégies mises en œuvre pour éviter les malentendus sans compromettre la dignité des parties. Même l’espagnol et le français, pourtant largement connus en Europe, restaient imparfaitement compris, tandis que les secrétaires de chancellerie, censés assister le Collège, n’étaient examinés qu’en vénitien et en latin. On aimerait voir cette étude prolongée par une analyse de la formation linguistique du personnel vénitien, à l’image de la Scuola dei Giovani della Lingua d’Istanbul.
L’étude de Markus Laufs, fondée également sur un vaste travail d’archives, examine le rôle de la traduction dans la médiation papale aux congrès de Westphalie (1643–1649) et de Nimègue (1676–1679). L’auteur montre comment la traduction servait d’outil diplomatique: les médiateurs modifiaient l’ordre des prétentions et le ton dans les déclarations des parties pour les rendre plus conciliantes, profitant du passage par plusieurs langues (français, latin, italien) pour influencer subtilement le contenu. Ce jeu de reformulations leur offrait une réelle marge de manœuvre, parfois utilisée pour faire valoir les intérêts du Saint-Siège.
En somme, le volume atteint son objectif: rendre visible la diversité, la permanence et l’adaptabilité des usages linguistiques en diplomatie, et interroger la conscience que les acteurs avaient de leurs pratiques. Cet ensemble d’études marque une étape importante dans la compréhension des fonctions politiques, sociales et symboliques des langues dans la diplomatie européenne.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Vladislav Rjéoutski, Rezension von/compte rendu de: Guido Braun, Camille Desenclos, Renaud Meltz (dir.), Langues et diplomaties, XVe–XXIe siècle/Languages and Diplomacy, 15th to 21st centuries, Stuttgart (Kohlhammer) 2024, 363 p., 1 ill. (Forum historische Forschung: Frühe Neuzeit), ISBN 978-3-17-044730-1, EUR 67,00., in: Francia-Recensio 2025/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.114140





