Dans ce recueil de neuf articles, Sabine Jesner et Matthew Neufeld rassemblent des perspectives et des études de cas variées qui montrent l’importance et la complexité d’un chantier de recherche en marge de domaines historiographiques bien établis qui sont ainsi mis en dialogue: l’histoire militaire, l’histoire de l’État et celle de la médecine et de la santé. L’horizon du travail est européen à partir de cas essentiellement situés dans la monarchie Habsbourg, mais aussi de cas britanniques et français (à l’exclusion des espaces coloniaux).

Dans le long XVIIIe siècle envisagé, l’épineuse question de la »modernisation«, des éventuelles »révolutions« associées et du »progrès« apparaissent en filigrane. Le format limité du volume et de l’introduction ne permet évidemment pas de faire le point sur l’ensemble des enjeux et de leur intersection, mais plutôt de dessiner des pistes de réflexion et de recherche stimulantes.

On aurait attendu une mise en perspective plus explicite de la manière dont les contributions envisageaient la »modernité« dans chacun des domaines concernés ainsi que de la chronologie selon laquelle il est possible de penser leur articulation. La singularité de dynamiques hétérogènes et les tensions afférentes risquent en effet d’être gommées ou rendues inintelligibles par l’idée d’une »modernisation« univoque. Ainsi, dans les contributions de Brigitte Lohff, consacrée au Josephinum, institution de formation des chirurgiens militaires fondée à Vienne en 1775, et de Daniela Haarmann, sur la mise en place d’un »système vétérinaire moderne« à l’échelle de la monarchie Habsbourg, la description de l’alternance de périodes de succès et d’échec des innovations institutionnelles gagnerait à prendre davantage en compte les évolutions propres au monde médical, notamment en ce qui concerne le conflit et la reconfiguration des relations entre chirurgiens et médecins à l’échelle européenne durant la chronologie du volume (Lohff). L’insistance de Haarman sur les manques et les insuffisances des savoirs médicaux du XVIIIe siècle à l’aune des évolutions ultérieures (222–223) pour rendre compte de l’échec d’un système qui apparaît ainsi comme en avance sur son temps fragilise l’argumentation. Pour penser ces articulations, la référence à Foucault est incontournable. Il est surprenant qu’en introduction soit mentionné Surveiller et punir (19) plutôt que Naissance de la clinique et les discussions qui s’en sont suivies. La mise en perspective d’Othmar Keel permet notamment d’établir une chronologie européenne plus fine, où la place de Vienne, d’une part, et des hôpitaux militaires, d’autre part est soulignée.1

L’importance que prennent les armées dans la formalisation d’une médecine des »populations« et de la »police médicale« apparaît plus clairement dans le volume.2 Au cœur de cette dynamique, une institution occupe une place majeure: l’hôpital. L’approche de l’histoire hospitalière par l’armée et la guerre met en valeur les évolutions brutales de la demande de soin en fonction des conflits, l’importance de la traumatologie (et par conséquent de la chirurgie et des chirurgiens) et celle de la mobilité des troupes qui nécessite la mise en place d’une logistique particulière, tant en termes d’hôpitaux de campagne que de transport des blessés ou malades.3

À partir de l’hôpital, la question de la bureaucratisation, notamment dans sa dimension matérielle montre particulièrement l’articulation entre autorités publique, militaires et médicales. Anke Fischer-Kattner montre la fonction centrale et hybride du »commissaire« dans l’organisation des soins à partir du cas de Charles Hocquard au siège de Philippsburg (1734). On retrouve la figure des commissaires et de l’administration hybride des hôpitaux dans la contribution de Matthew Neufeld sur le complexe naval de Portsmouth où apparaissent davantage les aspects matériels et les »technologies de papier« (66–67) mises en œuvre dans le fonctionnement de l’administration et l’organisation des savoirs.4

Neufeld met également en valeur la porosité entre militaire et civil sur laquelle repose la prise en charge des soldats blessés ou malades dans une circulation complexe reposant notamment sur des entrepreneurs contractants. Dans cette organisation, aussi à partir des hôpitaux de la marine britannique, Erin Elizabeth Spinney souligne l’importance du travail féminin entre ville et hôpital, ainsi que la complexité des catégorisations et des hiérarchies entre infirmières et lavandières notamment, qui permet de nuancer l’approche en termes de professionnalisation univoque. C’est un aspect important aussi dans l’étude menée par Nebiha Guiga des parcours de soin des soldats des guerres napoléoniennes. Même si la catégorisation formel/informel n’est ici pas vraiment adaptée, l’attention portée aux stratégies thérapeutiques des soldats est particulièrement convaincante et bien menée. La porosité entre domaines civil et militaire apparaît dans l’analyse par Sabine Jesner de la prise en charge des maladies vénériennes. Ici c’est l’encadrement sanitaire des populations rurales – souvent négligées par l’historiographie5 – qui est au centre des préoccupations politiques. Les difficultés de la collaboration entre acteurs civils et militaires apparaissent enfin dans le diagnostic et la prise en charge d’une ophtalmie épidémique analysée par Christian Promitzer et Marcel Chahrour.

En ce qui concerne la prise en charge médicale et sa définition, l’étude de Spinney est particulièrement riche quand elle évoque la question du linge et de la propreté dans le contexte d’une médecine environnementale et comme un élément du régime de vie. Le rôle des lavandières est présenté ici avec pertinence comme un élément à part entière d’un dispositif médical de soin (6–77). En revanche, la question des médicaments, de leur approvisionnement, de leur prescription et de leur consommation, alors qu’elle inaugure (9) et irrigue le volume pourrait être davantage prise en compte et mise en valeur. Les travaux de Justin Rivest sur les entrepreneurs et les monopoles pharmaceutiques, notamment dans le cadre des armées, permettent de réévaluer l’importance des remèdes dans l’économie hospitalo-militaire et dans la médecine du XVIIIe siècle.6

On voit bien l’ampleur et la richesse du chantier initié dans ce volume par Jesner et Neufeld. Comme souvent dans ce genre d’exercice, la collection demeure hétérogène. Il faut saluer l’effort de décloisonnement de champs historiographiques massifs et souvent imperméables. On garde à la lecture du volume une impression de juxtaposition entre des traditions différentes. Les perspectives dégagées à l’échelle micro par les études de cas rassemblées montrent l’importance de poursuivre les collaborations à une échelle européenne élargie.

1 Othmar Keel, L’Avènement de la médecine clinique moderne en Europe, 1750–1815, Montréal 2001, notamment chapitre 3: »L’essor de la pratique clinique dans les armées européennes«, 91–175.
2 Isabelle Coquillard, Corps au temps des Lumières. Les docteurs régents de la Faculté de médecine en l’Université de Paris au XVIIIe siècle, Paris 2022, chapitre 10: »Les docteurs régents dans l’organisation des services de santé de la guerre et de la marine«, 637–710.
3 On peut voir notamment Élisabeth Belmas et Joël Coste, Les Soldats du Roi à l’Hôtel des Invalides. Étude d’épidémiologie historique 1670–1791, Paris 2018.
4 Vincent Denis, Pierre-Yves Lacour, La logistique des savoirs Surabondance d’informations et technologies de papier au XVIIIe siècle, dans: Genèses 102/1 (2016), 107–122.
5 Patrick Fournier, Claude Grimmer et Marie Bolton (dir.), Médecine et santé dans les campagnes. Approches historiques et enjeux contemporains, Bruxelles 2019.
6 Par exemple: Justin Rivest, Secret Remedies and the Medical Needs of the French State: The Career of Adrien Helvétius, 1662–1727, dans: Canadian Journal of History 51/3 (2016), 473– 499.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

François Zanetti, Rezension von/compte rendu de: Sabine Jesner, Matthew Neufeld (Hg.), Military Healthcare and the Early Modern State, 1660–1830. Management – Professionalisation – Shortcomings, Göttingen (V&R) 2025, 267 p. (Herrschaft und soziale Systeme in der Frühen Neuzeit, 30), ISBN 978-3-7370-1791-6, EUR 55,00., in: Francia-Recensio 2025/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.114146