Depuis une dizaine d’années, les sciences de la généalogie connaissent un très net regain d’intérêt chez les historiens. Abordée désormais sous l’angle d’une culture de la généalogie davantage qu’une culture généalogique (D. Raines), leur étude fait émerger de nombreuses figures d’experts, à l’image des feudistes allemands désormais bien connus grâce aux travaux de Markus Friedrich. On pense notamment à l’étude portant sur Jakob Wilhelm Imhoff, parue un an avant l’édition du journal d’un autre généalogiste et feudiste, Nikolaus Kindlinger, menée ici par Tom Tölle. Comprendre l’émergence de la figure de l’expert est du reste le parti pris de l’éditeur de cette source à bien des égards passionnants. Écrite entre 1792 et 1809, dans un temps de profonds bouleversements, comme le souligne T. Tölle dans une très belle introduction, l’autobiographie de Kindlinger éclaire sur la compréhension qu’a pu avoir un intellectuel des nombreuses ruptures qui émaillent l’histoire de l’espace germanique entre la fin du XVIIIe siècle et les années 1810. Lui-même moine, Kindlinger est selon l’auteur un représentant du »monachisme éclairé«, ayant bénéficié de l’environnement intellectuel des monastères pour parfaire sa connaissance de multitudes de disciplines, et en particulier des sciences auxiliaires qui allaient lui être fondamentalement utiles dans sa carrière de feudiste, en particulier auprès de la noblesse westphalienne. Il développe ainsi, comme ses confrères étudiés par M. Friedrich, une remarquable expertise en matière d’approche et de traitement des archives. T. Tölle diverge en cela d’interprétations plus anciennes qui voyaient en N. Kindlinger un être d’une intelligence très moyenne, doublée d’un opportunisme patenté.

En prenant le contre-pied de ces études antérieures, T. Tölle propose d’interpréter l’action d’écriture de soi du feudiste comme une tentative d’auto-légitimation, à la fois dans sa posture d’expert et au regard de son passé monacal. Au cours de son autobiographie, Kindlinger n’hésite ainsi pas à abonder dans le sens de la condamnation de la dépravation d’une partie du clergé régulier, pour mettre en avant, par contraste, sa propre moralité, tant comme ancien moine que dans ses nouvelles pratiques professionnelles. T. Tölle souligne en effet combien l’évocation de son comportement est omniprésente dans l’écriture autobiographique de Kindlinger. Ce dernier semble de fait nourrir une relation complexe à la période prérévolutionnaire, entre nostalgie et attentes sociales et intellectuelles dans les potentialités de ce basculement historique majeur, inscrivant son statut d’expert dans une sorte d’instabilité conditionnelle. L’autobiographie de Kindlinger constitue donc une magnifique fenêtre ouverte à la fois sur cette période de rupture et sur l’évolution des pratiques du généalogiste itinérant.

L’édition de ce texte n’en est pas moins curieusement menée. Loin de constituer une trouvaille récente, l’autobiographie de Kindlinger était non seulement déjà connue, mais avait fait l’objet d’une copie annotée par l’universitaire wiesbadois Friedrich Otto en 1899, laquelle constitue ici la base de la présente édition de la source. T. Tölle explique dans l’introduction que l’édition projetée dans les premières années du XXe siècle n’avait en effet pas abouti. Lorsqu’elle avait été sollicitée au motif que l’essentiel du fonds généalogique collectionné par Kindlinger avait été déposé à Münster en 1827, la Commission historique de Westphalie avait repoussé le projet d’édition, jugeant non seulement la source peu intéressante, car trop autobiographique, mais de surcroît de nature à heurter les bonnes mœurs du lecteur en raison des passages décrivant assez crûment les dérives sexuelles des moines de Hammer dont il aurait fallu expurger le texte. C’est pourtant l’édition de Friedrich Otto que reprend ici T. Tölle, justifiant son choix par l’intérêt que le travail de l’universitaire présente pour notre connaissance des pratiques savantes de l’époque wilhelminienne. En procédant de la sorte, il inscrit la source dans une sorte de mise en abîme qui peut certes se justifier intellectuellement, mais laisse le lecteur aux prises avec un appareil critique aussi ténu que daté, jusque dans l’index et la bibliographie commis par Otto et scrupuleusement reproduits en fin de volume, coquilles comprises. Ce parti-pris présente plusieurs inconvénients: il faut d’une part se contenter des notes de l’introduction pour bénéficier d’une mise en perspective actuelle de la source; d’autre part, l’édition de la source est tributaire des connaissances de l’éditeur du début du XXe siècle et de ses limites, y compris dans la confection d’un index à la fois lacunaire et fautif - on peut du reste se demander si ces lacunes participent également de l'évocation des pratiques savantes de l'époque wilhelminienne; enfin et surtout, ce parti-pris rend partiellement inutilisable la source en l’absence de l’appareil explicatif et critique attendu d’une édition en bonne et due forme. Ce choix, assumé par l’éditeur, n’en est pas moins regrettable au regard des potentialités de la source.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Éric Hassler, Rezension von/compte rendu de: Tom Tölle (éd.), Nikolaus Kindlingers Selbstzeugnis. Ein Archivar am Ende des Heiligen Römischen Reiches, Göttingen (Böhlau Köln) 2024, 434 S., ISBN 978-3-412-52914-7, EUR 65,00., in: Francia-Recensio 2025/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.114153