Réalisée dans le cadre du projet international SFB F9200 ManMax: »Managing Maximilian (1493–1519) – Persona, Politics, and Personnel through the Lens of Digital Prosopography«, l’étude de Jonathan Dumont redonne voix à une figure encore largement ignorée de l’histoire politique et littéraire des anciens Pays-Bas: Rémi Dupuis. Une simple recherche dans la Bibliographie de civilisation médiévale ne relève qu’une seule occurrence à son sujet: un article que lui a consacré l’historien en 2022.1 Hormis deux notices biographiques du XIXe siècle et quelques citations ponctuelles dans la vaste historiographie de la littérature bourguignonne, le constat est sans appel: Dupuis fait pâle figure à côté de ses illustres prédécesseurs Chastellain, Molinet ou Lemaire de Belges. Ce livre constitue donc d’abord une contribution essentielle à la connaissance du dernier »indiciaire de Bourgogne«, officier de cour aux multiples casquettes, garant par l’écrit autant que par le cérémonial et l’organisation de festivités curiales, de l’honneur et de la légitimité des souverains qu’il sert. Dupuis cumule en effet de façon singulière plusieurs fonctions au service de Maximilien Ier et surtout de son petit-fils, Charles de Habsbourg (indiciaire et historiographe en 1511, chroniqueur en 1513, puis secrétaire en 1516), reflet des recompositions dynastiques et culturelles du début du XVIe siècle. Figure complexe, il incarne à la fois la continuité des chroniques bourguignonnes (en représentant tardif de la Grande Rhétorique) et l’adaptation littéraire à une culture politique habsbourgeoise en devenir, européenne, humaniste et cosmopolite.
Ces dernières années, Jonathan Dumont s'est imposé comme le spécialiste de Rémi Dupuis. Ce livre condense en réalité une réflexion de longue haleine, nourrie par un vaste programme de recherches menées entre 2016 et 2022 sur l'écriture et la mise en récit du pouvoir du jeune Charles. Il propose une étude historique et littéraire, ainsi que l’édition commentée de la production encore inédite de l’historiographe royal: trois textes célébrant et jalonnant l’avènement du prince dans les anciens Pays-Bas, entre 1515 et 1517. L’ouvrage articule deux volets complémentaires: une ample étude introductive (7–78), qui fournit au lecteur les clés nécessaires à l’intelligibilité de la prose allusive et rhétorique de Dupuis. Elle précède l’établissement des trois récits en moyen français, dans l’ordre chronologique, selon des choix éditoriaux pensés pour en faciliter la lecture et lever les nombreuses allusions littéraires: La tryumphante et solemnelle entree (1515, 81–138), Les exeques et pompe funerale (1516, 141–196) et La description poetique (1517, 199–234). L’introduction allie contextualisation historique et analyse formelle: elle situe l’activité de Dupuis dans les mutations politiques du tournant du siècle, propose une lecture située des trois écrits et s’attarde également sur leurs conditions matérielles de transmission (descriptions des supports manuscrits ou imprimés, formats, foliotation, aspects paléographiques et iconographiques). À tout cela s’ajoute un ensemble d’outils précieux, un index des noms et des lieux réels et fictifs (235–249) ainsi qu’un glossaire des termes complexes en moyen français (251–255), qui rendent ces textes exigeants pleinement accessibles. Ils favorisent les possibilités de consultation ciblée autant que l’exploitation scientifique du corpus.
Cette étude offre une démonstration concrète de ce que peut produire une lecture historienne des écritures politiques curiales qui jalonnent les premières années du règne de Charles de Habsbourg. L’un de ses principaux apports réside dans la capacité de Dumont à faire de ces trois textes – composés à l’occasion de l’émancipation du prince et de sa joyeuse entrée à Bruges (1515), de la célébration des funérailles de son grand-père maternel, Ferdinand d’Aragon, à Bruxelles (1516) et de son départ pour l’Espagne (1517) – autant d’étapes d’une séquence fondatrice où s’élabore un nouveau langage de la souveraineté. Leur analyse croisée met en lumière une dynamique politique: celle du passage d’une dynastie burgondo-habsbourgeoise bien établie à une monarchie habsbourgeoise encore peu intégrée, en quête de cohérence territoriale et de légitimité à la veille de l’élection impériale de 1519. L’œuvre de Dupuis saisit ce moment de bascule en relayant un imaginaire monarchique nourri de ce que l’historien qualifie à plusieurs reprises de »syncrétisme« austro-burgondo-hispanique (11, 14, 19 et 46): l’effort d’articulation des héritages, des modèles et des formes (bourguignons, autrichiens et castillans) au service d’une représentation unifiée du pouvoir. Ce syncrétisme agit tant sur le plan idéologique (valorisation d’un pouvoir contractuel, d’une éthique princière, d’une légitimité héréditaire stabilisatrice) que formel: Dumont souligne l’hybridité générique constante des textes (empruntant aux entrées princières, chroniques, songes poétiques, traités militaires ou récits de voyage) révélatrice des expérimentations suscitées par l’adaptation à un nouveau cadre dynastique. Cette plasticité formelle se met au service d’un objectif fondamental: produire un discours exemplaire à destination du prince et de son entourage, où chaque évènement devient l’occasion d’un apprentissage politique. L’œuvre de Dupuis, telle que la lit Dumont, vise autant à représenter qu’à instruire.
Jonathan Dumont souligne aussi plusieurs innovations notables dans l’écrit de Dupuis. L’introduction du motif platonicien du navire-État, adapté à la réalité ultramarine des Habsbourg, ou encore l’ambition thalassocratique de la Description poetique au sein de laquelle l’armada royale devient métaphore d’un pouvoir unificateur (68–69). Elle témoigne d’une actualisation du langage politique. Mais c’est surtout dans la relation du pouvoir au monde urbain que Dumont esquisse de nombreuses hypothèses. L’œuvre de Dupuis participerait d’une véritable récupération royale des valeurs civiques: si elle touche un public élargi au-delà des cercles curiaux, c’est dans un rapport de contrôle politique. Le roi chrétien prend les traits du prince économe/marchand; la ville de Bruges, en 1515, reçoit un message politique clair: la Fortune, cause de la crise économique, soutient et légitime l’intervention du prince restaurateur. De même, dans Les exeques et pompes funerale, la proclamation anticipée de Charles comme roi, à rebours de toute validation par les cortès d’Aragon, garantes d’un modèle représentatif, renforce encore les intuitions de l’historien à l’égard d’une stratégie d’affirmation monarchique.
Ce livre s’adresse aux historiens du pouvoir, aux littéraires, aux linguistes comme à tous ceux qui s’intéressent à la fabrique monarchique dans l’Europe du XVIe siècle. Il constitue une ressource précieuse pour appréhender les ressorts de la communication royale, les modalités de mise en récit du pouvoir et les imaginaires politiques portés par l’entourage princier, au service des ambitions d’un jeune souverain en quête de légitimité. Il éclaire, plus largement, les mutations de l’écriture du pouvoir à l’aube de la modernité, à travers la figure de transition incarnée par Charles de Habsbourg. L’ouvrage contribue en outre aux efforts récemment engagés pour affiner l’étude des représentations littéraires de Charles Quint et les formes d’un mythe impérial en gestations.2
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Lison Vercammen, Rezension von/compte rendu de: Jonathan Dumont, Écrire un avènement. Charles de Habsbourg dans l’œuvre de l’indiciaire Rémi Dupuis, Genève (Librairie Droz) 2024, 312 p., ill. (Cahiers d’Humanisme et Renaissance, 201), ISBN 978-2-600-06555-9, EUR 29,00., in: Francia-Recensio 2025/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.114276





