C’est une expérimentation fascinante que mène Antoni Grabowski, maître de conférences à l’Institut d’histoire Tadeusz Manteuffel de l’Académie polonaise des sciences et spécialiste de l’historiographie médiévale des Xe–XIIIe siècles. Elle l’est à double titre: d’une part, l’auteur explore une question d’une importance majeure – comment l’histoire médiévale a cherché à s’émanciper de sa subordination originelle à la grammaire, à la rhétorique, au droit et à la théologie; d’autre part, il y répond en s’appuyant sur un corpus de textes parmi les plus méconnus. Cinq chapitres, encadrés par une introduction, une conclusion et une annexe, mobilisent quatre compilations historiques rédigées en latin entre le XIIe et la première moitié du XIIIe siècle pour montrer comment les méthodes et les outils du droit et de la théologie ont soutenu l’effort visant à faire de l’histoire une discipline à part entière au sein du système médiéval du savoir.
Voici les quatre œuvres présentées dans l’»Introduction«, avec une attention particulièrement bienvenue portée à leurs traditions manuscrites, qui fait émerger plusieurs éléments inédits: le Status imperii Iudaici, retraçant l’histoire du peuple hébreu de Moïse à la destruction du Temple et datant de la première moitié du XIIe siècle; le Chronicon du cistercien Hélinand de Froidmont (c. 1160‑1230), histoire universelle aux ambitions encyclopédiques, et celui d’un autre cistercien, Aubri de Trois-Fontaines (mort c. 1252), chronique universelle à structure annalistique; enfin, le Speculum historiale, intégré à la monumentale encyclopédie du dominicain Vincent de Beauvais (c. 1180/1190–1264). Conçues pour répondre aux attentes d’un public nouveau, ces œuvres se présentent moins comme des chroniques traditionnelles que comme des compendia, permettant de naviguer dans un large éventail de sources et de thèmes. Chacune représente également une étape dans l’évolution de l’approche critique de l’histoire, qui a conduit à la création d’une véritable »boîte à outils« pour l’historien – laquelle, cependant, ne s’imposera pas de manière durable.
Le premier chapitre, »Compiling History«, clarifie le concept de compilation en lien avec le corpus sélectionné, tandis que le deuxième, »Marginal Scholarship«, présente le premier outil crucial pour la promotion de l’histoire, commun aux quatre compilations mais déployé différemment par chacune: les marqueurs signalant les sources citées, les auctoritates. Les nombreux précédents juridiques et théologiques de ces étiquettes, garantissant la légitimation de toute nouvelle œuvre et favorisant la constitution d’une véritable synthèse des savoirs, sont retracés, et leurs liens avec l’ordinatio – la structuration de la page – sont mis en évidence. Pour un examen plus général du phénomène à travers différents genres littéraires, on se reportera à l’annexe »The Use of Source Marks in the Early and High Middle Ages«.
Les marqueurs sont nécessairement liés à des sources dotées d’auctoritas: il convient donc d’argumenter cette autorité en fournissant des informations sur chacun des modèles. Le troisième chapitre, »Directory of Authorities«, examine la manière dont les auteurs du corpus ont procédé, en s’inscrivant dans des traditions solidement établies, telles que les listes des auteurs de référence et les recueils consacrés aux hommes illustres. Si l’on a déjà souligné que ces démarches forment les premiers pas d’une histoire de l’historiographie, la chronique d’Aubri de Trois‑Fontaines apparaît également comme un guide de l’ensemble de la littérature, intégrant les auteurs remarquables dans l’histoire grâce à des bio-bibliographies d’une profondeur inédite. Dans ce panorama, une source particulière reste à traiter: l’auteur lui‑même. Le quatrième chapitre, »The Conundrum of auctor«, explore les réflexions et controverses qui, au fil du temps, ont marqué les traditions lexicale, théologique et juridique quant au sens des étiquettes servant à introduire la parole de l’auteur dans son œuvre. L’usage de ces marqueurs par nos auteurs soulève de nombreuses questions – entre oscillations, maladresses, imitations et prises de distance – mais tous se révèlent étonnamment proches dans l’expression de leur conscience auctoriale. Le Status et Vincent de Beauvais recourent respectivement à compilator et actor pour mettre en avant leur rôle de compilateurs, tandis qu’Hélinand de Froidmont et Aubri communiquent, par auctor, à la fois leur autorité et leur auctorialité. Vincent illustre néanmoins de manière exemplaire comment l’intention auctoriale peut se manifester clairement, même lorsque l’on se présente comme un simple excerptor.
La tâche de l’auteur consiste à construire un récit fiable, et pour ce faire il dispose de plusieurs outils, que le cinquième chapitre, »The Truth Is out There«, passe en revue. Si les auctoritates constituent le fondement, il convient de les hiérarchiser, d’ordonner et de combiner leurs extraits, de les soumettre à une lecture critique et d’harmoniser leurs nombreuses divergences: c’est ainsi que l’on parvient à intégrer à l’histoire même ce que l’on pourrait qualifier de fiction. Là encore, Aubri se montre le plus tenace dans l’élaboration d’un cadre méthodologique général: à l’instar d’Abélard dans le Sic et non, il rassemble les récits issus de diverses sources concernant un même événement et s’efforce de les concilier, afin d’en accroître la crédibilité; de plus, il ordonne son discours avec une rigueur supérieure à celle de ses collègues autour des trois circonstances définies par Hugues de Saint-Victor – le temps, la personne et le lieu. En effet, l’attention portée à la chronologie oriente le récit historique, et la discussion des différentes méthodes de datation ainsi que de leurs divergences contribue à établir un texte fiable; malgré cela, le Status et le Speculum de Vincent ont choisi de proposer un récit épuré, dont les contradictions sont résolues hors scène en quelque sorte. De même, puisqu’il importe de déterminer si les personnages de l’histoire ont réellement existé et d’identifier qui ils étaient, Aubri met plus que quiconque à profit les rapports généalogiques pour dresser un panorama à l’échelle européenne, donnant du relief jusqu’aux figures secondaires. Toutefois, c’est son intérêt prononcé pour la géographie qui le distingue davantage et qui contribue notamment à rendre crédibles les événements miraculeux ou extraordinaires.
Cet ensemble d’analyses aboutit à un constat à la fois solide et novateur: en mobilisant une longue tradition pluridisciplinaire, Aubri et, dans une certaine mesure, Hélinand ont mené un véritable effort pour concrétiser une histoire pleinement scolastique; ce projet fut toutefois rapidement éclipsé par le succès du Speculum de Vincent, qui s’imposa comme un réservoir d’histoires doté d’outils significativement simplifiés. Si le parcours qu’A. Grabowski achève ainsi présente plusieurs mérites, deux d’entre eux se distinguent par leur portée générale. D’une part, il relance l’étude d’œuvres encore trop peu connues, en invitant à un travail direct sur les manuscrits, rendu plus aisé par le saut technologique contemporain. D’autre part, il met en évidence combien les méthodes médiévales cherchant à donner à l’histoire un fondement scientifique continuent de résonner chez les historiens d’aujourd’hui, les incitant à explorer, dans le long Moyen Âge, les racines de phénomènes toujours actuels.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Elisa Lonati, Rezension von/compte rendu de: Antoni Grabowski, The Craft of History. Turning History into a Discipline in the Twelfth and Thirteenth Centuries, Turnhout (Brepols) 2025 (Knowledge, Scholarship, and Science in the Middle Ages, 4), 298 p., ISBN 978-2-503-61104-4, DOI 10.1484/M.KSS-EB.5.136919, EUR 100,00., in: Francia-Recensio 2025/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.114280





