Depuis des années 1980 et surtout 1990, le rapport des médiévistes à leur documentation a profondément changé. La »pensée textuaire« (B. Cerquiglini) antérieure a en effet laissé place à une prise en compte de la multiplicité des facteurs de sens. L’un de ceux qui a fortement retenu l’attention est le caractère d’artefact de chaque document, c’est-à-dire sa matérialité à l’issue d’une chaîne de production dont chaque étape fait socialement sens, bien au-delà de sa seule nécessité technique et, du point de vue historien classique, de son utilité pour vérifier l’authenticité du document. C’est dans ce contexte historiographique qu’a pris naissance à l’université de Heidelberg le SFB 933 »Materiale Textkulturen. Materialität und Präsenz des Geschriebenen in non-typographischen Gesellschaften«, lancé en 2011 et dont est issu le présent ouvrage, puisque le choix, l’élaboration et la mise en œuvre d’un support d’écriture – ici le papier – font partie des questions cruciales envisagées par ce qu’il conviendrait de désigner comme une »archéologie documentaire« prenant au sérieux tous les aspects sociotechniques qui font que nous disposons aujourd’hui encore de documents médiévaux.

Or la société dite »médiévale« a été le théâtre de plusieurs phénomènes clés dans le domaine de la culture de l’écrit, concernant soit les techniques d’écriture (minuscule, séparation des mots, xylographie et imprimerie), soit les supports (abandon du papyrus au profit du parchemin, adoption du papier, reliure) – mais ces phénomènes ont généralement été étudiés dans une perspective téléologique, à savoir qu’ils étaient pensés comme »révolutionnaires« puisqu’ils menaient à nous. C’est en particulier ce qui s’est produit pour le papier alors même que – CMS le montre de façon convaincante, sur la base d’une bibliographie imposante (plus de 50 pages – en plus de 15 pages de sources publiées) et multilingue – nos connaissances en la matière restent limitées car dispersées et micro-spécialisées ou inversement généralistes et téléologiques, malgré quelques tentatives remarquables comme le Progetto carta italo-français. Surtout, elle reproche à ces travaux de s’être intéressés principalement aux dimensions techniques de l’adoption du papier en Occident (importations, moulins à papier, filigranes) et aux usages du papier comme moyen (d’écrire beaucoup, d’enregistrer ou d’imprimer) aux dépens d’une réflexion sur le papier comme objet doté d’effets sociaux importants puisque, dans une perspective latourienne, le monde que nous produisons nous informe également.

CMS se donne pour tâche de clarifier les débuts de la diffusion discrète et silencieuse de l’usage du papier à partir du début du XIIe siècle, ce qui implique de vérifier l’ensemble des informations particulières déjà connues, d’en éprouver la validité et la représentativité, de les compléter et de tenter de les articuler en une image plus globale, ou du moins d’en préciser les conditions de généralisation. Afin de disposer d’une base empirique solide sans pour autant bloquer toute possibilité de monter en généralité, CMS adopte une démarche comparative, disons à double fond: d’une part un travail empirique sur un double terrain, l’Italie septentrionale et l’Allemagne méridionale, en commençant par un focus sur une principauté (le comté de Wurtemberg et la seigneurie de Mantoue), et d’autre part une comparaison des résultats avec le monde islamique. De façon générale, elle présente le détail de ses trouvailles sous la forme d’une trentaine de longs tableaux, ce qui lui permet de réserver son texte à leur commentaire et donc à des observations plus globales et abstraites, et nous évite de nous perdre dans l’abondance du matériau empirique.

L’examen des deux cas particuliers permet, grâce à l’inventaire détaillé d’un fonds d’archives wurtembergeois particulier et à la situation archivistique remarquable de Mantoue, de procéder à des évaluations statistiques et typologiques, de mesurer la croissance du nombre de documents sur papier comme sur parchemin aujourd’hui conservés et de cerner le brouillage lié aux conditions d’archivage en Wurtemberg (disparition quasi‑complète des lettres par opposition aux chartes – ce qui vient confirmer mes propres observations franconiennes – et élimination de beaucoup d’originaux sur papier à partir du moment où commence l’enregistrement). Mais on remarque bien, à l’aide des graphiques B.1.1 et B.1.4, qu’à partir de la décennie 1430–1440, c’est la production sur papier qui détermine le profil de la courbe d’ensemble du volume de la documentation en Wurtemberg (ce que ne relève pas CMS), tandis que la croissance de l’usage du parchemin se poursuit sur la même pente (le parchemin bénéficiant d’une croyance de meilleure conservation).

L’examen des aspects techniques, concernant la production de la pâte (mais sans que soit vérifiée l’affirmation qu’on rencontre parfois d’une adjonction de chaux pour faciliter la dilacération, et qui aurait donc eu pour effet involontaire de neutraliser le pH et de favoriser la conservabilité du papier), la confection de la feuille et le traitement de sa surface permet de montrer combien les croyances (ici fausses concernant la faible durée du papier) et les conventions sociales (ici la valeur sociale attachée au beau parchemin) ont joué un rôle déterminant dans les logiques d’adoption du papier indépendamment des réalités techniques: le caractère »révolutionnaire« du papier italien puis européen ne l’est en effet qu’en affirmant le caractère rétrograde des techniques orientales et surtout ne dit rien de l’usage ni de la perception du papier, dont les sources d’époque parlent très peu – sans comparaison avec les débats qui accompagnent la diffusion de l’imprimerie ni avec la relative fréquence des discours (positifs!) produits autour du papier dans le monde islamique aux IXe–XVe siècles. Par ailleurs, même si l’essentiel de la commercialisation repérable concerne le papier à écrire, en particulier avec le développement de l’imprimerie, tout le papier produit n’était pas destiné à l’écriture: des usages pour l’emballage ou pour obturer des fenêtres sont attestés, sans parler de l’usage infamant du papier pour confectionner des sortes de bonnets d’âne destinés à flétrir criminels et hérétiques (comme Jan Hus), ce qui dit certainement quelque chose de la valeur sociale attribuée au papier.

CMS consacre également un examen précis, en partant des différentes versions du récit de voyage de Marco Polo, aux termes par lesquels on désignait le papier en Europe, dont la variabilité explique d’une part les incertitudes de repérage (par exemple lorsqu’on parle seulement de carta) et d’autre part la légende du papier de coton (à partir d’une mauvaise interprétation d’un terme traduit du grec). Il faut attendre en fait la fin du XVe siècle, avec les humanistes italiens et leurs épigones européens, pour que soit brisé le relatif silence qui entourait le papier, dans le cadre d’un intérêt encyclopédique pour les artes mechanicae et à l’instar des réflexions que Pline l’Ancien avait consacrées au papyrus. À ce moment-là, le »temps du papier« était désormais advenu, par la fréquence de son usage manuscrit, son rôle clé dans l’imprimerie, ses volumes produits et commercés, l’existence de formats standardisés, la clarification de sa terminologie et l’intérêt porté à sa confection.

Mais CMS reste prudente dans la réponse à la question (qui forme le titre du livre) du commencement de ce temps: quelque part entre le XIIe et le XVe siècle, sans doute différemment d’une région à l’autre, d’une institution à l’autre, d’un type documentaire à l’autre. Malgré cette non-réponse à ce qui, à mon avis, est une mauvaise question (qui relève de »l’idole des origines« que condamnait déjà Marc Bloch), il s’agit d’un ouvrage très riche et précieux pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la culture écrite médiévale.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Joseph Morsel, Rezension von/compte rendu de: Carla Meyer-Schlenkrich, Wann beginnt die Papierzeit? Zur Wissensgeschichte eines hoch- und spätmittelalterlichen Beschreibstoffs, Berlin, Boston (De Gruyter) 2025, IX–704 S., 6 s/w und 10 farb. Abb. (Materiale Textkulturen, 45), ISBN 978-3-11-129474-2, DOI 10.1515/9783111298931, EUR 129,95., in: Francia-Recensio 2025/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.114287