Les Évangiles consacrent très peu de mots à l’étoffe utilisée pour envelopper le corps de Jésus. Matthieu, Marc et Luc parlent d’une étoffe appelée sindon, tandis que Jean parle de linges, au pluriel, et d’un suaire destiné à recouvrir la tête. Initialement, personne ne semble s’intéresser à ces étoffes, même quand, au IVe siècle, se développe une recherche effrénée des reliques du Christ: celle-ci ne porta pas sur les linges funéraires, mais plutôt sur les instruments de la Passion, tels que la croix, les clous et la couronne d’épines.

Ce n’est qu’au VIe siècle qu’une attention pour ces tissus commença à poindre, avec les premières attestations de reliques textiles du Sépulcre, d’abord en Terre sainte, puis en Occident. Dans cet ouvrage, Nicolas Sarzeaud retrace la fortune de ces reliques, en se concentrant principalement sur le milieu français, où elles connurent le plus grand succès.

Un premier problème à résoudre fut de concilier les récits évangéliques: la solution proposée par les exégètes médiévaux consista à distinguer le sindon, unique linceul funéraire, du sudarium, utilisé pour recouvrir la tête. Au Moyen Âge, ces deux objets tendent à se confondre: la terminologie devient incertaine, le mot sudarium/suaire prenant peu à peu le pas sur celui de sindon. Dans le même temps et sur le plan matériel, les sudaria et les sindones se multiplient dans les reliquaires des églises, résultat d’une véritable course pour acquérir toutes les reliques de la Passion: ces étoffes sont entières ou, plus souvent, fragmentaires, sans que la prolifération d’objets similaires en divers lieux ne pose un véritable problème.

L’auteur s’attarde sur la fortune des suaires à l’époque carolingienne et sur les plus importantes reliques en territoire français, Aix-la-Chapelle, Cadouin, Compiègne, Carcassonne et Cahors, décrivant les raisons qui ont amené ces reliques, initialement inexistantes ou secondaires, à se multiplier et se diffuser dans de nombreuses régions, dans un contexte marqué par l’émergence de dévotions particulières, de crises politiques et ecclésiastiques, d’épidémies de peste et de guerres. Au sein de ce groupe figure le Suaire de Lirey, aujourd’hui conservé à Turin, dont l’histoire se comprend d’autant mieux lorsqu’on la replace dans le contexte de ces autres suaires.

Ce suaire porte l’image d’un corps. L’auteur décrit comment, avant le bas Moyen Âge, les descriptions patristiques et théologiques des linceuls insistaient sur la blancheur du tissu, s’accordant parfaitement à la logique du récit de la Résurrection, qui évoque la lumière de l’immortalité. Plus tard toutefois, des sindones ou sudaria ensanglantés ou tachés des onguents du sépulcres apparaissent dans les descriptions et les représentations, et ils triomphent définitivement dans le catholicisme post-tridentin. Sarzeaud parle d’une »révolution maculiste«, qui se reflète dans l’histoire de l’art et dans l’iconographie, et va de pair avec la diffusion des liturgies pascales centrées sur la Passion, des traditions de reproduction du Saint-Sépulcre et de la dévotion aux plaies du Christ. Sur le plan artistique, tout cela prépare le terrain à la création d’une image comme celle du Suaire de Turin, qui prend le parti d’une empreinte laissée par le contact d’un corps couvert de sang et d’aromates, tout en rappelant l’esthétique contemporaine de la grisaille, capable de produire l’illusion d’objets monochromes et tridimensionnels.

L’auteur propose ensuite une synthèse de l’histoire du Suaire de Turin, sans la séparer de celle des suaires concurrents, principalement Cadouin et Besançon: il souligne les similitudes quant à leur fonction religieuse et politique, la manière dont les cultes furent organisés, les rituels d’ostension (mettant en évidence entre les catégories sociales distinctes des spectateurs), l’usage de ces reliques, décrites comme miraculeuses, en tant qu’instruments de lutte contre le protestantisme et pour la défense du culte des images.

Autour des suaires se développe ainsi un culte qui mêle des dynamiques diplomatiques et politiques, dont témoigne bien la diffusion de leurs copies peintes: Dieu lui-même est décrit comme un peintre ayant laissé une empreinte corporelle de son Fils sur le tissu, qui peut être utilisée comme une sorte de »Bible des illettrés«, mais aussi comme un support pour des discours mêlant les aspects spirituels et anatomiques, particulièrement dans la réflexion autour des stigmates.

Ce triomphe de la dévotion atteint son apogée à l’époque baroque, avant de commencer à décliner à partir du XVIIIe siècle. La pensée des Lumières formule de lourdes critiques contre l’authenticité de ces reliques, dont certaines disparaissent ou sont détruites pendant la Révolution française. Le Suaire de Turin, survécut, mais fut l’objet des attaques de théologiens et d’érudits; parallèlement, le faste de ses ostensions diminue, toujours plus étroitement liées aux événements touchant la famille princière de Savoie, qui en a la garde. La naissance d’une véritable science des reliques – la lipsanographie – s’étend également à ce suaire turinois. Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle s’affrontent, dans le monde catholique, les détracteurs de la relique, partisans d’une méthode historico-critique, et ses thuriféraires, qui s’appuient sur les sciences naturelles et profitent de l’émotion provoquée par les premières photographies de l’image dans le suaire.

Sarzeaud ne manque pas de décrire la transformation progressive de la »sindonologie« en une pseudo-science, résumant comment la succession de commissions d’étude aux orientations diverses engendra une littérature foisonnante, qui a en grande partie perdu le contact avec la réalité et la méthode scientifique. La modernité a permis de faire du suaire une icône contemporaine, s’appuyant sur des images en négatif ou tridimensionnelles, comme celle prétendument fabriquées par la NASA, jusqu’à créer de véritables sculptures imitant l’anatomie du corps dans le suaire, aujourd’hui reproduites de manière hyperréaliste, donnant l’impression de pouvoir voir et toucher un vrai corps. Cette tentative d’extraire d’une image évanescente un corps aussi réaliste que possible met en évidence le rôle paradoxal du suaire, présenté comme l’objet qui aurait contenu le cadavre du Christ, tout en étant le contraire même de ce que l’on attend d’une relique: la manifestation tangible d’une absence, rappelant la découverte originelle du tombeau vide dans les Évangiles.

Nombreux sont les thèmes abordés ou simplement évoqués dans ce livre, et la lecture en est agréable, d’autant que l’ouvrage reste de dimensions modestes. Le but de l’auteur n’était pas de proposer une histoire exhaustive de chaque suaire, tâche déjà accomplie dans certains cas; la force du volume est plutôt de proposer une multitude de pistes d’interprétation fécondes, rendues possibles par une approche plurielle de cette catégorie de reliques. En élargissant la perspective à l’ensemble des suaires, on peut apprécier l’utilité et l’efficacité d’une étude comparée, qui réussit mieux à expliquer les mécanismes qui ont fait la fortune de ces reliques, parmi lesquelles le Suaire de Turin n’est pas un exemple unique ou isolé, mais seulement le dernier témoin survivant.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Andrea Nicolotti, Rezension von/compte rendu de: Nicolas Sarzeaud, Les Suaires du Christ en Occident. Du Moyen Âge à nos jours, Paris (Les éditions du cerf) 2024, 307 p., ISBN 978-2-204-15651-6, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2025/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.114290