Synthèse des travaux du célèbre médiéviste André Vauchez, cet ouvrage apporte une contribution importante aux études sur la religiosité féminine du XIIe au XVe siècle. Comme le souligne l’avant-propos (9–13), l’auteur ne cherche pas à présenter une histoire générale des femmes au Moyen Âge, ni une »étude de la place que celles-ci ont tenue dans les courants religieux de l’époque« (9, en référence aux recherches de Herbert Grundmann). Il s’appuie plutôt sur ses décennies de recherches consacrées à différentes femmes (semi)religieuses médiévales, afin de mettre en évidence comment, au fil du temps, »se sont […] mis en place des modèles de perfection chrétienne, qui ont permis à certaines d’entre elles de bénéficier d’une réputation de sainteté« (11). Si l’on interprète les »expériences religieuses féminines« du titre dans ce contexte, il apparaît clairement que l’auteur ne souhaite pas mettre en lumière leur spiritualité d’un point de vue subjectif, mais surtout la manière dont celle-ci a été rendue possible, entravée ou encouragée sur le plan intersubjectif, en dépendance de modèles de sainteté. Son but déclaré est de laisser parler les sources elles-mêmes, notamment les textes autobiographiques, la littérature hagiographique, les récits de miracles, ainsi que les actes du procès de canonisation. Cela doit toutefois se faire »sans prétendre leur appliquer une grille de lecture uniforme« (10), une affirmation qui s’oppose aux tendances de l’historiographie féministe, où l’interprétation des sources passe parfois au second plan derrière un déterminisme du genre trop rapidement assumé (cf. 10–11, en citant la critique de Jacques Dalarun; on aurait pu souhaiter ici une discussion plus approfondie). On notera aussi que l’auteur ne part pas du postulat d’une expérience religieuse spécifiquement féminine, opinion héritée des études du XXe siècle sur la »Frauenmystik« et encore présente aujourd’hui. Au lieu de se perdre en conjectures sur le caractère prétendument plus affectif, corporel ou passif de »la« spiritualité féminine – souvent reflet des interprètes plutôt que des sources –, l’auteur choisit d’analyser, à travers les modèles de sainteté, les conditions sociales spécifiques qui permettaient aux femmes d’emprunter certaines voies tout en leur interdisant d’autres.

La structure du livre est claire. Après une introduction, sept chapitres suivent, organisés non pas chronologiquement mais thématiquement, selon différents modèles de sainteté, tous construits sur le même schéma: un ensemble d’articles de l’auteur (cf. la liste 290–291), contextualisés par un »Manteltext« introductif. De par leur nature, ces chapitres forment un ensemble hétérogène; raison pour laquelle les introductions constituent un moyen utile pour placer les articles dans le contexte plus large. Une conclusion (271–276) ainsi qu’un index des noms de personnes (277–283) et de lieux (285–289) clôturent la publication. Mentionnons aussi les 16 illustrations, qui témoignent de la présence des saintes dans l’art chrétien. L’absence d’une bibliographie complète est regrettable; l’ajout d’une bibliographie indicative à la fin des autres chapitres, comme dans l’introduction (25) et le chapitre sur Élisabeth de Hongrie (108), aurait été utile.

L’introduction (15–25) présente les influences théologiques, institutionnelles et sociales sur la religiosité des femmes au Moyen Âge. Certaines formulations mériteraient sans doute d’être nuancées; p. ex., il faudrait atténuer l’affirmation selon laquelle »[l]a plupart des auteurs ecclésiastiques […] soulignent que seul l’homme a été créé à l’image de Dieu, et que la femme ne peut prétendre à cette dignité qu’en devenant ›mâle dans le Christ‹« (18). En effet, la majorité des auteurs médiévaux s’accordaient à dire que l’image de Dieu dans la nature humaine se réfère principalement à l’âme (asexuée) et non au corps sexué – l’imago Dei s’applique donc aussi bien aux hommes qu’aux femmes. D’un point de vue biblique (cf. Ga 3,28), il est clair que ce n’est pas une identité masculine, mais une identité plus ou moins asexuée qui sera assumée en Christ (cf. les explications plus précises 272‑273).

Les trois premiers chapitres traitent des martyres féminines (27‑42), des pénitentes, béguines, et recluses (43–86), ainsi que des saintes dans l’entourage des franciscains (87–134). Les chapitres 4 à 6 constituent une partie plus vaste, consacrée à l’ensemble des femmes »visionnaires« qui ont mené des actions réformatrices (147–238). Le septième chapitre conclut en se concentrant sur des questions relatives au lien entre l’amour de Dieu et la sexualité (239–270).

Ces chapitres offrent un panorama saisissant de la vie religieuse féminine médiévale. En se concentrant sur les laïques et semi‑religieuses, l’auteur révèle une diversité impressionnante des formes de vie entre »cloître« et »monde«. Il convient d’en rappeler ici quelques exemples: parmi les formes les plus éloignées du monde, citons la réclusion (Verdiana de Castelfiorentino, Umiliana dei Cerchi, Delphine de Sabran) et l’érémitisme en pleine nature, d’ordinaire réservés aux hommes (Sperandia de Cingoli, Jeanne-Marie de Maillé). Les femmes plus tournées vers le cénobitisme pouvaient fonder monastères ou ordres (Bona de Pise, Claire d’Assise, Brigitte de Suède, Françoise Romaine, Colette de Corbie). Les promotrices des ordres n’étaient pas tenues d’y entrer et pouvaient concilier devoirs séculiers et vie spirituelle communautaire: Certaines vivaient près d’eux et participaient à leur vie liturgique (Élisabeth de Hongrie, Hedwige de Silésie, Isabelle de France); d’autres choisissaient un mariage joséphin (Delphine de Sabran) ou faisaient vœu de chasteté en veuvage (Élisabeth de Portugal).

La mise à distance du monde ouvrait de nouvelles façons d’y agir: tout d’abord les œuvres caritatives (Juette d’Huy, Élisabeth de Hongrie, Hedwige de Silésie, Angèle de Foligno, Élisabeth de Portugal), mais aussi l’engagement pacificateur (Sperandia de Cingoli, Élisabeth de Portugal, Delphine de Sabran) et l’exhortation des croyants, y compris des hommes (Hildegarde de Bingen, Claire d’Assise, Claire de Montefalco, Marguerite Porète, Brigitte de Suède, Catherine de Sienne). Enfin, il convient aussi de mentionner certains modes de vie qui pouvaient mettre les femmes en danger physique ou les confronter aux autorités ecclésiastiques. On peut évoquer p. ex. le statut précaire de »prophétesse« (Hildegarde de Bingen, Rose de Viterbe, Sperandia de Cingoli, Brigitte de Suède), les pèlerinages (Bona de Pise, Verdiana de Castelfiorentino, Cristiana de Santa Croce, Margery Kempe), le travestissement en moine (Bona de Pise) ou même la prédication publique (Guillemette de Milan).

Par la clarté de sa synthèse et la richesse de sa perspective, cet ouvrage constitue une contribution précieuse à la compréhension des formes multiples de la religiosité féminine au Moyen Âge.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jonas Narchi, Rezension von/compte rendu de: André Vauchez, Les passionnées de Dieu. Expériences religieuses féminines au Moyen Âge, Paris (Les éditions du cerf) 2025, 294 p., 16 ill. en coul., ISBN 978-2-204-13665-5, EUR 25,00., in: Francia-Recensio 2025/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.114293