Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2020 à Hanovre, cet ouvrage porte l’intéressant projet de comparer les comptabilités produites par des villes et par des nobles dans l’espace germanophone, essentiellement au XVe siècle. Analyser ces pratiques comptables au prisme de leurs producteurs est en effet une expérience fondamentale, rarement menée aussi frontalement. L’ouvrage se structure en trois parties, la première portant sur les comptabilités urbaines, principalement celles de Mühlhausen en Thuringe, dont les comptes conservés sont présentés successivement, puis comparés à ceux d’autres villes de différentes tailles (en population) et formes de gouvernement. Ensuite, les comptes des landgraves de Hesse sont examinés puis resitués vis-à-vis d’autres comptes aristocratiques. Enfin, une partie synthétique confronte les résultats obtenus.

Ceux-ci portent d’abord sur les dates de réalisation: les comptes urbains sont plus souvent notés le dimanche, ou le samedi, alors que les comptes aristocratiques sont beaucoup plus répartis dans la semaine. Les comptabilités urbaines ont plus souvent une structure rigide, établie par avance, présentant d’abord les revenus, puis les dépenses, et enfin un bilan, alors que les comptabilités nobles sont plus variables et ne montrent que rarement des tentatives de synthèse. Les comptabilités urbaines présentent également de nombreux blancs, dus justement à ce maintien des rubriques d’un exercice sur l’autre quelle que soit leur pertinence réelle. Pour l’essentiel ces comptes sont rédigés sur du papier, en allemand, à l’exception des termes techniques conservés en latin, en tout cas à partir du XIVe siècle qui correspond à la majorité des comptabilités urbaines conservées. Les nobles utilisent les chiffres arabes, le zéro ou les chiffres négatifs seulement à partir de 1497, plus tard qu’en ville (1456). Les taux d’erreurs de calcul, établis par l’autrice, diminuent un peu plus vite dans les comptes urbains, même s’ils sont globalement comparables, et semblent dus aux chiffres romains difficiles à calculer ou à l’absence d’unité monétaire au sein du compte; en cela, l’autrice rejoint ainsi les conclusions de la recherche germanophone antérieure, notamment celles de Mark Mersiowksy.

L’étude se déploie sur fond d’une problématique wébérienne liant rationalisation et pratiques comptables, développement du capitalisme et de l’administration moderne. Les comptabilités urbaines seraient supposées plus rapidement rationnelles, car les marchands auraient acquis un savoir-faire comptable pour parfaire leur profit personnel avant de le transférer dans l’administration de leur ville. Les aristocrates au contraire auraient une rationalité orientée non vers la recherche de maximisation de leur profit monétaire mais vers la conservation et la démonstration de leur statut, par le mode de vie associé et les liens personnels, car ils resteraient dans la féodalité. La structure plus formalisée et pérenne des comptes urbains, l’organisation thématique des postes de dépenses ou de recettes et donc des sommes intermédiaires associées, et l’usage précoce des chiffres arabes et négatifs, confirmeraient cette interprétation. À l’inverse, la structure topographique des comptes aristocratiques, avec des sommes réalisées simplement au bas de chaque page, est considérée comme moins analytique que celle des marchands. La distinction des deux rationalités, potentiellement intéressante en soi, s’adjoint d’une hiérarchisation en faveur des villes: alors que le titre et la synthèse historiographique inaugurale s’orientent vers une étude pragmatique des rationalités scripturaires, le reste de l’argumentation semble rejoindre une lecture maximaliste de la rationalisation comme progrès univoque de l’Occident – où le retard allemand par rapport à l’Italie constitue d’ailleurs un embarras que l’autrice s’efforce de minimiser en le ramenant à l’écart de transmission documentaire (349).

On peut cependant discuter le point auquel ces différences entre comptes marchands et nobles, assez minimes ou contextuelles, permettent de soutenir cette hypothèse. On comprend difficilement en quoi les dates de rendu des comptes ou la responsabilité des maires et camériers devant le conseil constitueraient en soi des facteurs de rationalisation. Le contrôle des comptes ne sert pas seulement à vérifier leur exactitude, comme l’autrice le remarque elle-même (366), parlant d’un mélange entre routine et rituel. D’autres fonctions sont parfois mentionnées, ainsi du rôle coercitif du rendu de compte et de la fonction des comptes comme outils de gouvernement. Cela apparaît dans des passages particulièrement convaincants mettant en regard structure des comptes et forme de l’organisation administrative et politique, comme le fréquent changement du camérier de Mühlhausen propice à l’introduction plus rapide de nouveautés, ou au contraire l’orientation des comptes aristocratiques vers la personne du prince (363–368) ou leur structuration manifestement spatiale donc territoriale. Ces rapports ne se limitent pourtant pas à une opposition féodalité/modernité, jugement de valeur en fait souvent réversible. Ainsi, les comptes urbains sont ainsi structurés par exercice du conseil et non par année comptable abstraite, comme le sont les comptes nobles, ce qui pourrait faire de ces derniers les plus modernes; de même, l’organisation spatiale des comptes nobles n’est pas en soi moins économique ou moins analytique, elle répond simplement à d’autres fins; même, si elle est territoriale, c’est bien là aussi un signe de »modernité«. D’autant que comme l’autrice le dit aussi, les comptes aristocratiques sur lesquels elle travaille sont des états finaux, des documents préparatoires ayant probablement existé, alors que les comptes urbains sont la version contrôlée, sans établissement d’une version ultérieure mise au propre. Le statut très différent de ces documents change donc nécessairement leur sens, leur forme et leur usage. L’analyse de ces chaînes d’écriture aurait pu être approfondie, mais cela aurait ouvert l’hypothèse d’une bureaucratisation (autre pan de la rationalisation) plus grande de l’aristocratie. Le fait que les comptes aristocratiques soient notés au milieu de la semaine par un officier dédié à cette activité, là où un camérier urbain récapitule en fin de semaine, quand son travail principal lui en laisse le temps, les dépenses hebdomadaires de la ville, irait aussi plutôt dans ce sens. Tous ces aspects indiquent des formes institutionnelles, des processus de travail, des modes d’exercice du pouvoir et des usages différents des comptabilités qui mériteraient d’être approfondis pour eux‑mêmes.

D’autant plus que les ressemblances sont considérables, aussi bien dans la structure générale des comptes (les revenus avant les dépenses, toujours plus longuement détaillées), dans les taux d’erreurs impressionnants (21,7% et 31,4% pour les revenus, 58,1% et 41,9% pour les dépenses, pour les villes et les nobles respectivement, 368) que dans la complexité générale des comptes qui, l’autrice le dit elle-même, rend justement les calculs difficiles. Des deux côtés, on constate certaines résistances à l’innovation. L’usage conservateur du latin par la ville de Mühlhausen pour les comptes au lieu de l’allemand utilisé par les nobles grève ainsi le schéma de la modernité des marchands précurseurs, même si on considère que c’est un trait exceptionnel; si le reste des documents de la ville est en allemand, l’autrice attribue à un »sens particulier« (351) le maintien du latin; quel est donc ce sens particulier? L’idée d’une rationalité, éventuellement transversale aux marchands et aristocrates, qui ne serait pas tournée prioritairement vers le calcul efficace, mais poursuivrait d’autres buts, ne semble pas avoir constitué une hypothèse de travail. Pourtant, le fait que les chiffres arabes soient assez vite connus des nobles, mais d’abord employés par eux seulement pour marquer la date, aurait pu peser en faveur d’une réflexion sur le sens propre des différentes pratiques et d’une multiplicité de rationalités non-hiérarchisées mais relatives à leur contexte social et documentaire.

Ces limites de l’ouvrage tiennent peut-être, pour une part, à sa bibliographie. Ainsi une idée aussi présente dans l’historiographie anglophone que l’accountability n’est pas mentionnée;1 sont absents aussi les travaux sur le sens clérical des comptes.2 La narrativité est absente aussi,3 alors même qu’elle était effleurée par la question de la ressemblance entre zählen (compter) et erzählen (raconter) rapportée aux travaux de Moritz Wedell et Edith Feistner (69). Plus largement, l’historiographie sur les pratiques de l’écrit aurait pu dialoguer avec la perspective résolument orientée vers la forme et la matérialité qui constitue sans doute l’apport essentiel de l’ouvrage et sa plus grande force, d’où d’ailleurs le choix de reproduire l’intégralité des filigranes rencontrés (globalement concordants chronologiquement avec les dates d’écriture des comptes). On peut à cet égard regretter l’absence de toute autre reproduction des documents étudiés; sans doute éditorial, ce choix complique un peu la réception des remarques sur la mise en page des comptes.

En somme, cet ouvrage reste très riche pour quiconque s’intéresse aux comptabilités. L’évaluation des taux d’erreurs est un travail patient, lourd à mener et très instructif. Les différences montrées entre les pratiques des seigneurs et des villes, si on peut vouloir en nuancer l’interprétation, dessinent des cadres d’attentes clairs qui pourront être testés dans de nouveaux contextes, complexifiant ainsi la problématique par l’examen des disparités géographiques.

1 John Sabapathy, Officers and Accountability in Medieval England 1170‑1300, Oxford 2014 DOI 10.1093/acprof:oso/9780199645909.001.0001.
2 Clément Lenoble, L’exercice de la pauvreté. Économie et religion chez les franciscains d’Avignon (XIIIe–XVe siècle), Rennes 2013.
3 Anne Lemonde (dir.), Les comptes et les choses. Discours et pratiques comptables du XIIIe au XVe siècle en Occident (principautés, monarchies et mondes urbains), Rennes 2022, DOI 10.4000/books.pur.164314.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Marie Fontaine--Gastan, Rezension von/compte rendu de: Xenia Miller, Die Entwicklung ausgehandelter Schriftlichkeit und pragmatischer Rechenhaftigkeit in der Buchführung des Spätmittelalters. Eine vergleichende Analyse städtischer und adeliger Rechnungsführung am Beispiel der Rechnungen von Mühlhausen in Thüringen und der Landgrafen von Hessen, Petersberg (Michael Imhof Verlag) 2024 (Schriftenreihe der Friedrich-Christian-Lesser-Stiftung, 45), 607 S., 138 farb. Abb., ISBN 978-3-7319-1386-3, EUR 49,95., in: Francia-Recensio 2025/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.114401