Avec le troisième et dernier volume des lettres d’Hincmar (872‑882) s’achève une entreprise de plus de 90 ans, marquée par le sort dramatique de son premier contributeur Ernst Perels. Il s’est mis à l’ouvrage en 1932 mais n’a pu l’achever en raison de l’avènement du nazisme. Écarté de l’université en tant que juif, il a continué à travailler; le premier volume (845–868) est paru en 1939 sans que son nom soit mentionné. En 1944 il a été déporté à Buchenwald puis Flossenbürg, où il est mort d’épuisement le 10 mai 1945, deux jours après la fin de la guerre, au cours de laquelle ses instruments de travail ont été détruits. Il a fallu attendre 1975 pour que Rudolf Schieffer reprenne le flambeau; le deuxième volume (868–872) est paru en 2018, juste après le décès de son auteur. La malédiction semble conjurée, Isolde Schröder et Matthias Schrör ont terminé l’édition avec une rapidité remarquable, sans que soit négligée la longue et minutieuse présentation des sources manuscrites et imprimées. Deux paires d’yeux valent mieux qu’une.
L’ensemble de l’édition des lettres d’Hincmar a suivi le Registrum Hincmari établi en 1884 par Heinrich Schrörs qui s’est appuyé sur les registres de Flodoard. Celui-ci a classé les lettres par correspondants et non selon un ordre chronologique, ce qui soulève un certain nombre de problèmes de datation, pas tous résolus. À l’impossible nul n’est tenu.
Placé à la tête du diocèse de Reims en une époque troublée marquée tant par la menace des Normands que par la déliquescence des pouvoirs centraux, avec son cortège de conflits à différentes échelles, Hincmar doit défendre le patrimoine de son Église. En premier lieu celui de l’abbaye épiscopale de Saint-Remi, dispersé de la Thuringe, du Wormsgau et des Vosges jusqu’à la Provence et l’Aquitaine. Il alerte et sollicite de nombreux correspondants ecclésiastiques et laïques, dont le comte de Toulouse avec lesquels les démêlés se multiplient. Pasteur et docteur, il doit enseigner son peuple, auquel il dédie sa Vita Remigii. Pour peaufiner l’hagiographie de son illustre prédécesseur, dont il a développé le culte, il demande à l’archevêque de Vienne la copie d’une lettre de saint Avit et au prêtre Lantard, qui a quitté Reims, de lui communiquer son dossier. Pour son clergé il explique les éléments essentiels du catéchuménat et des rites du baptême (De baptismo, édité 751–756) et fait du concile de Nicée une lecture mystique à partir de la gématrie (759–762). Il dédie à Charles le Chauve le Ferculum Salomonis (617–633) qui associe un traité sur la prédestination à un développement sur l’unité de la Trinité. La litière construite sur l’ordre de Salomon symbolise le transfert des âmes vers Dieu, de même que l’Église porte les croyants vers la vie éternelle.
Hincmar a été métropolitain actif. Jean Devisse a bien montré comment il a jeté les »masses de granit« assurant la fondation de la fonction, de la réflexion canonique à l’exercice de la pratique.1 Dans le De iure metropolitanorum (544–570) il s’insurge contre la décision de l’empereur Charles le Chauve au synode de Ponthion (juillet 876) de créer en Gaule un vicariat apostolique en faveur d’Anségise de Sens, qui serait une subordination canonique illicite… et caractériellement insupportable par le vieux prélat, pour lequel chaque métropolitain est maître en sa province. Dans sa correspondance il tranche des questions disciplinaires (du moine fugitif au vol de luminaire, des interdits de parenté au jugement par l’eau froide, sans oublier la lancinante question de la chasteté des clercs et des nonnes). Il échange fréquemment avec ses suffragants, qu’il invite au synode provincial, au concile présidé par le pape en 878, au sacre de Louis III et Carloman en 879. Il montre surtout une grande attention à la liberté des élections épiscopales. On trouve dans le présent volume un dossier sur le diocèse de Noyon-Tournai (fin 879–début 880). L’archevêque rappelle aux jeunes rois qu’il faut respecter la forma electionis. Ce n’est pas dans le palais qu’on choisit les évêques, mais dans leur propre Église; ce n’est pas au roi et aux officiers du palais de recommander un candidat mais c’est au clergé et au peuple d’élire, au métropolitain de juger canoniquement l’élection, puis au prince de donner son consentement, enfin aux évêques de faire l’imposition des mains. Un autre dossier, plus conflictuel, concerne Beauvais en 881. Par trois fois le clergé et le peuple de la cité se sont déconsidérés en choisissant des clercs indignes, récusés tour à tour par les évêques comprovinciaux. Dès lors ces derniers désignent un candidat. Mais le roi Louis III prétend que dans cette situation c’est à lui qu’il revient d’intervenir. S’ensuivent plusieurs semaines de tractations pendant lesquelles Hincmar prend vigoureusement la plume pour rédiger de véritables traités (692–705). Il rappelle au roi tant les canons que les promesses du sacre. Les évêques ont élu le jeune Louis sous la condition expresse qu’il observerait les lois. Autrement dit l’archevêque fait état, sans le dire en ces termes, d’une monarchie contractuelle. Il élargit ensuite son propos à un traité d’ensemble sur les devoirs des évêques, truffé à son habitude de citations canoniques sanctionnant les défaillances (De officiis episcoporum, 725–731).
Les réflexions d’Hincmar sur l’exercice du ministère royal occupent une place importante dans ce volume. Le traité De regis persona et regio ministerio (471‑494) adressé à Charles le Chauve (fin 873‑début 874) insiste sur la piété et la rectitude de vie; il justifie le métier des armes dans le cadre d’une guerre juste et déconseille la pusillanimité face aux séditieux endurcis: le roi est créateur d’ordre. Alors que celui-ci est parti, sans prendre conseil, en Italie en 875 pour ceindre la couronne impériale, exposant le pays à bien des périls – entre envahisseurs normands et convoitises du voisin germanique – le traité De fide Carolo regi servanda (508‑530) exhorte les évêques et les grands à garder la fidélité due à la personne royale que Dieu a choisie, bloquant toute tentative de ralliement à un autre prince. À l’automne 877 Hincmar revendique le devoir de conseil et d’aide au jeune roi Louis le Bègue qui erre par son inexpérience. Dans une lettre très solennelle (606‑613) il condamne l’arbitraire dont il a fait preuve dans la succession de son père, pliant sous le vent de la cupidité. En accord avec les grands il doit faire cesser invasions, rapines et exactions qui frappent le peuple, il doit écouter avec confiance les meilleurs conseillers et, dans les rapports avec les royaumes voisins, revenir à la confraternité entre cousins. Le roi seul ne peut rien, il lui faut des alliés fidèles contre l’anarchie. La promesse de Louis II lors de son sacre (8 décembre 877) marque le triomphe des idées hincmariennes. »Constitué roi par la grâce de notre Dieu et l’élection du peuple« le souverain accepte le principe du contrôle de son action par ceux qui confient le pouvoir et ceux qui le consacrent. À sa mort prématurée, en 879, Hincmar demande à l’empereur Charles le Gros d’aider les fragiles enfants-rois Louis III et Carloman, se livrant à une méditation morale qui est un miroir du prince en plus, avant le célèbre traité De ordine palatii (maintes fois édité, il ne l’est pas ici) et une dernière admonition (automne 882) aux évêques et à Carloman, resté seul sur le trône, sur les devoirs de leur charge (774–783). On y retrouve un thème gélasien qui lui est cher. Depuis que le Christ, dernier roi et prêtre, a quitté la terre, le pouvoir a été divisé entre deux offices. Les rois chrétiens ont besoin des prêtres pour obtenir la vie éternelle (il ne manque pas d’insister sur l’autorité des vieillards!). Et les prêtres doivent user des dispositions prises par les rois pour le cours des choses temporelles. Dans un dernier cri il insiste sur l’importance de la justice royale qui doit mettre en échec l’égoïsme des puissants qui oppriment les pauvres et les faibles. C’est un testament politique et spirituel.2 Chassé de sa ville par la menace normande, réfugié à Épernay avec ce qu’il a de plus précieux, les reliques de saint Remi, le prélat rend à Dieu son âme bien trempée le 23 décembre 882.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Patrick Demouy, Rezension von/compte rendu de: Isolde Schröder, Matthias Schrör (ed.), Die Briefe des Erzbischofs Hinkmar von Reims. Teil 3, Wiesbaden (Harrassowitz Verlag) 2025, XLI–370 S. (Monumenta Germaniae Historica. Epistolae, 8/3 [Epistolae Karolini aevi, 6]), ISBN 978-3-447-11971-9, EUR 130,00., in: Francia-Recensio 2025/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2025.4.114404





