Après »La loi du sang. Penser et agir en nazi«, paru en 2014, Johann Chapoutot publie un ouvrage consacré, cette fois, au grand chambardement identitaire qui affecte la société allemande et culmine dans les années 1930. Il ne s’agit plus, ici, de mettre en regard les mots et les actes, mais de montrer que penser la »race« signifie repenser la société, de fond en comble. Aucun domaine, aucun aspect de la vie collective comme de la vie individuelle, qu’ils soient passés, présents ou à venir, n’échappe à l’emprise de la nouvelle Weltanschauung, et c’est en ce sens qu’advient une véritable révolution culturelle.

Dans ce livre, qui propose une synthèse magistrale de plusieurs études de cas, l’auteur passe au crible de la critique les constructions élaborées par les principaux représentants de disciplines, toutes refondées dans la perspective nazie de la »lutte des races«, et leur diffusion de haut en bas de la pyramide sociale. Sont notamment revus et corrigés la pensée platonicienne, le stoïcisme, et même le kantisme. L’auteur montre ainsi, dans le chapitre 5 intitulé »À l’école de Kant? Kant philosophe ›nordique‹«, que le recours à divers subterfuges permet de métamorphoser le philosophe des Lumières et de l’universalisme en théoricien d’un particularisme radical. Un propos illustré, entre autres, par cette citation de »Die Technik des Staates« (»La Technique de l’État«), un opus publié en 1942 par Hans Frank, alors gouverneur général de la Pologne occupée: »L’impératif catégorique de l’action dans le IIIe Reich est: agis de telle sorte que le Führer, s’il prenait connaissance de ton acte, l’approuverait.«

Plus surprenante est la déclaration faite par Adolf Eichmann, en 1961, lors de son procès à Jérusalem, ainsi rapportée par Hannah Arendt: »Le juge« Raveh, intrigué ou indigné de ce qu’Eichmann osât invoquer le nom de Kant en liaison avec ses crimes, décida d’interroger l’accusé. C’est alors qu’à la stupéfaction générale, Eichmann produisit une définition approximative, mais correcte, de l’impératif catégorique: »Je voudrais dire à propos de Kant, que le principe de ma volonté doit toujours être tel qu’il puisse devenir le principe de lois générales.«

En passant du »cas de Kant« au »cas Eichmann revisité«, dans le chapitre 9, l’auteur se livre à une passionnante discussion des thèses sur »la banalité du mal« défendues par Hanna Arendt ou par des sociologues qui, tels Zygmunt Bauman, »développent l’analogie entre le crime industriel nazi et un capitalisme criminel, celui des plans sociaux, des licenciements et de la réification de l’humain, identifié à une ›ressource‹ et subordonné aux impératifs du profit«. Or, explique Chapoutot, de l’écoute des dizaines d’heures d’entretiens accordés par Eichmann entre 1956 et 1957, dans son exil argentin, à Willem Sassen, ancien volontaire hollandais de la Waffen-SS, il ressort que, loin du subordonné se bornant à obéir aux ordres, celui-ci est en réalité »un criminel idéologique qui embrasse pleinement les fins et les justifications nazies«. En ce sens, poursuit l’auteur, accepter l’image que Eichmann veut donner de lui, c’est commettre »une erreur de perspective et de méthode, car, à Jérusalem, l’accusé joue sa vie et se défend comme il peut«. Et de conclure que Eichmann est »pleinement Weltanschauungstäter ou Überzeugungstäter, criminel par conviction idéologique, combattant d’une guerre de races dont l’Allemagne doit sortir vainqueur«.

Dans l’émergence et l’enracinement idéologique du nouveau régime, les juristes, comme le souligne Chapoutot, ont joué un rôle de tout premier plan. Depuis le début du siècle, en effet, nombre d’entre eux se sont attachés à combattre l’ordre existant, posé sur le socle d’un droit romain inspiré, selon eux, par l’esprit »judéo-matérialiste«. La principale critique qu’ils formulent est qu’en se substituant au »droit nordique«, le droit romain aurait coupé le lien unissant le »sang« (Blut) au »sol« (Boden). Dans leur démonstration, tout découle du fait qu’arrachée à la »communauté«, la propriété du sol a été attribuée à l’individu. Ainsi, dès les années 1910, Arnold Wagemann estime que seules des communautés (peuples, écoles, universités, fermes) peuvent être des titulaires de droits, parce que »l’intérêt commun passe avant l’intérêt particulier« (»Gemeinnutz geht vor Eigennutz«). Si le droit romain est individualiste, affirmeront plus tard Roland Freisler, Alfred Rosenberg ou Hans Frank, c’est que, pour rassembler différentes races et cultures, l’Empire romain a dû élaborer un discours juridique accessible à tous, et que l’individu se révélait être le plus petit dénominateur commun. À rebours de cet impérialisme et de cet universalisme, »les nazis assument et revendiquent leur particularisme: le droit allemand (ou germanique) est une création de la race allemande (ou nordique – germanique). Il n’a de validité que circonscrite à cette race. Le droit, comme les langues, les arts, les cultures, est radicalement ethnocentré, et donc incommunicable«, conclut Chapoutot.

Les partisans d’un »droit allemand« restauré, poursuit l’auteur, soulignent l’impérieuse nécessité de se libérer des contraintes imposées par le droit international. Aussi Hitler décide-t-il, dès octobre 1933, de quitter la SDN et de déconstruire, méthodiquement, l’ordre issu des traités signés après la Première Guerre mondiale. Sont particulièrement contestées, les dispositions concernant la réduction des forces armées, les réparations, les découpages territoriaux et l’interdiction de l’Anschluss. Les critiques convergent toutes vers la politique menée par la France, considérée comme responsable de trois siècles d’humiliations infligées aux Allemands. C’est notamment la thèse que défend le juriste Friedrich Grimm en 1940, dans »Le Testament de Richelieu«: »Le Richelieu éternel, l’éternelle paix de Westphalie, voilà depuis des siècles, et jusqu’à aujourd’hui, le tragique destin du peuple allemand.«

Dernier exemple en date de cette malédiction, le traité de Versailles illustre la volonté constante de s’opposer à l’intérêt vital du peuple allemand (Lebensinteresse): il restreint l’espace vital (Lebensraum) auquel ce peuple proclame avoir un droit imprescriptible (Lebensrecht) pour garantir ses ressources et sa prospérité, et que seul le recours à la force lui permettra de conquérir (Lebenskampf). Quant à la France, elle est uniquement préoccupée de graver dans le marbre le statu quo du 28 juin 1919. Sa politique se caractérise par une vision du monde purement statique, matérialisée par la Ligne Maginot, et faisant fi de la puissante dynamique démographique, économique, sociale, politique et militaire. Inscrit dans une culture juridique et politique abstraite, pacifiste, libérale et démocratique, le respect du traité, prôné par certains, doit être combattu avec la plus grande vigueur. Cette conclusion s’impose à tout national-socialiste. Et Carl Schmitt ne manque pas à l’appel. Quelques mois à peine après la promulgation des lois de Nuremberg, il entreprend de dénoncer en 1936, dans l’ouvrage »Das Judentum in der Rechtswissenschaft« (Le judaïsme dans la science juridique), l’influence malfaisante du judaïsme qui serait à l’origine de tous les maux dont souffre l’Allemagne. Le juif serait en effet coupable, en raison de sa nature universaliste et de son nomadisme atavique, de son souci d’instaurer l’égalité des droits partout où il s’installe et aussi de sa propension à se réfugier systématiquement dans l’abstraction, par incapacité d’affronter le réel.

Or penser le droit à partir d’une définition biologique d’un peuple allemand purifié de tout élément dégénéré et de toute souillure raciale, c’est précisément le postulat énoncé par le Reichsrechtsführer Hans Frank: »Est juste/ est du droit ce qui sert le peuple allemand, qui lui bénéficie« (»Recht ist, was dem Volke dient/frönt«). Une formulation qui remplit la double fonction de cimenter l’unité de la »race« (»Ein Volk, ein Reich, ein Führer!«) et de légitimer l’usage de la force, de la violence, du fanatisme.

Les hauts faits de cette »communauté imaginée« (Benedict Anderson) atteignent une ampleur cataclysmique lorsqu’à la fin des années trente, une entreprise est conçue, planifiée avec précision et mise en œuvre: la colonisation d’immenses territoires situés à l’est de l’Europe, essentiellement en Pologne et en Union soviétique. L’extension de l’»espace vital« jusqu’à l’Oural obsède autant les élites intellectuelles – géographes, démographes, économistes, historiens et géopoliticiens, comme Friedrich Ratzel –, que les industriels, les militaires et le monde politique. Ce thème du Lebensraum apparaît ainsi profondément ancré, écrit Chapoutot, dans le sentiment d’une germanité perdue et menacée, si elle ne parvient pas à régénérer et à implanter durablement (tausendjähriges Reich) la substance biologique de la »race« sur de nouvelles terres fertiles (»Blut und Boden«). Celles-ci doivent être (re)conquises à l’Est, où vivent des peuples qualifiés de »primitifs« et »inférieurs« sur les plans matériel et culturel. Principale institution politico-militaire chargée de cette tâche immense, sous la houlette de Heinrich Himmler, le Reichskommissariat für die Festigung deutschen Volkstums (Commissariat du Reich pour le renforcement de la race allemande), est créé le 7 octobre 1939. Une équipe pluridisciplinaire, dirigée par le géographe Konrad Meyer, élabore plusieurs versions d’un »plan général pour l’Est« (Generalplan Ost). Les objectifs sont ambitieux. Il s’agit, tout d’abord, de faire place nette et de sécuriser de gigantesques territoires en exterminant et en déportant des millions de Polonais et de Soviétiques, juifs et non juifs, tout en les remplaçant par une nouvelle population racialement pure d’Allemands de »souche« (Volksdeutsche), mais il s’agit aussi de relier la périphérie au centre. C’est pourquoi ce plan comporte un important volet d’aménagement du territoire qui consiste à établir un maillage des infrastructures ferroviaires et routières nécessaires à la prospérité économique de ce »grand espace« (Grossraumwirtschaft).

En conclusion de ce passionnant essai, Johann Chapoutot s’interroge sur ce qui, aujourd’hui encore, demeure une énigme aux yeux des historiens: comprendre comment des projets aussi monstrueusement criminels ont pu mobiliser des centaines de milliers d’hommes et de femmes. Et d’avancer une double hypothèse. Le nazisme n’est-il pas seulement pure négativité, pure opposition, pure destruction, mais aussi porteur de réponses, de »solutions« aux divers maux de la société? À une histoire séculaire de malheur, d’aliénation et d’acculturation de la »race« germanique, inlassablement dénoncée, le nazisme opposerait une promesse: celle d’accéder enfin à un avenir de liberté et de prospérité. En ce sens, le nazisme ne serait »ni projection vers l’utopie d’un homme nouveau, ni réaction souhaitant le retour à un stade antérieur de l’histoire«, mais la promesse eschatologique d’une sortie de l’histoire.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Liliane Crips, Rezension von/compte rendu de: Johann Chapoutot, La révolution culturelle nazie, Paris (Éditions Gallimard) 2017, 282 p. (Bibliothèque des histoires), ISBN 978-2-07-011769-7, EUR 21,00., in: Francia-Recensio 2017/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43157