Dans quelle mesure assistons-nous au processus d’internationalisation des sciences dans la seconde moitié du XXe siècle? Cet ouvrage collectif issu d’un colloque qui envisage les sciences (SHS et sciences dures) comme un ensemble de systèmes de savoir, pratiques et dispositifs institutionnels, propose des réponses à cette question à travers huit études regroupées dans quatre parties. Il s’emploie à concilier, d’un côté, les Cold War Studies qui s’intéressent peu à la science et, de l’autre côté, les STS qui font souvent abstraction de la guerre froide. La guerre froide n’est cependant pas traitée comme un facteur explicatif des dynamiques d’ouverture et de fermeture dans les échanges scientifques internationaux, mais comme un contexte dans lequel ces échanges s’inscrivent et avec lequel ils composent. Dans l’introduction, les directrices de l’ouvrage soulignent l’importance du phénomène de la globalisation qui rime avec la prétention universaliste de la science. D’après elles, ce sont les organisations internationales – au cœur de plusieurs articles du volume – qui animent les mécanismes de la globalisation. La tension entre réseaux transnationaux mis en place et intérêts des États structure les logiques de la construction des savoirs.

Science et techniques sont considérées comme de nouvelles armes de soft power dans l’après-guerre. Elles rendent perméable le rideau de fer et vont à l’encontre de l’affrontement idéologique entre les deux blocs. Ainsi, à partir des archives du CNRS, Denis Guthleben montre l’importance des relations de cet organisme français avec l’Union soviétique et les pays d’Europe centrale. Jusqu’au printemps de Prague, bien plus de scientifques du bloc socialiste que de chercheurs américains séjournent dans les laboratoires français, alors que des fnancements pour les échanges proviennent de la Fondation Rockefeller. Les documents de l’International Committee on Travel Grants et de l’International Research and Exchanges Board utilisées par Justine Faure traduisent, quant à eux, l’attitude proactive des États-Unis vis-à-vis du bloc de l’Est. Au milieu des années 1970, 350 chercheurs par an participent aux échanges bilatéraux réciproques entre les États-Unis d’un côté et l’URSS et les »pays frères« de l’autre. La fondation Ford qui fnance ces structures apparaît comme un des principaux acteurs de ce soft power américain qui s’exerce non seulement en direction des pays socialistes, mais aussi en direction de l’Europe, notamment de la France.

À l’aide des archives de la Fondation Rockefeller, ainsi que des matériaux français, Anne Kwaschik reconstruit l’entreprise de transfert des Area Studies américaines vers la 6e section de l’École pratique des hautes études. Ce n’est pas pour autant que les études des aires culturelles à la française initiées par Fernand Braudel et Clemens Heller imitent en tous points l’approche américaine. Ce »plan Marshall intellectuel« est suivi d’une adaptation locale qui s’exprime à travers l’attention soutenue à l’égard des civilisations anciennes, alors que pour les Américains les études aréales – une ressource pour expertise – portent essentiellement sur le très contemporain. L’infuence américaine se retrace davantage dans la restructuration de la recherche française à travers des fnancements sur projet et le travail en équipes.

Ces échanges non-exempts de malentendus permettent d’interroger le degré d’internationalisation de la science à l’ère de la guerre froide. En effet, l’intensité des échanges entre les États-Unis et les pays du bloc de l’Est n’entraine pas forcement la construction d’un savoir commun, car les pays socialistes envoient des spécialistes en sciences dures dans les laboratoires américains, alors qu’inversement ce sont des chercheurs en sciences humaines et sociales qui séjournent à l’Est. De la même manière, les commissions de révision des manuels scolaires en histoire analysées par Romain Faure arrivent bien mieux à s’entendre à l’échelle de l’Europe occidentale qu’avec les pays du bloc de l’Est.

L’ouvrage permet de conclure que l’internationalisation des sciences est un phénomène plutôt intra-européen qui peine à s’étendre au-delà du rideau de fer et de l’Atlantique. D’après Veera Mitzner, l’Europe de la science s’est construite pour contrer la puissance américaine. La rivalité économique et technologique, l’impératif de la croissance et de la compétitivité à l’échelle du marché international ont guidé la politique scientifque européenne. Même si, comme le montre John Krige et Corine Defrance, l’acceptation de l’Allemagne de l’Ouest dans des structures et projets transnationaux a été diffcile en raison de l’expérience nazie, la construction de l’avenir de l’Europe et l’esprit universaliste de la science ont permis de faire le travail émotionnel nécessaire pour intégrer l’Allemagne notamment au CERN et à l’ESO, des organismes de recherche nucléaire et astronomique. »L’internationalisme scientifque« examiné par Ludovic Tournès à partir des matériaux du Conseil international des unions scientifques et de l’Union académique internationale permet certes de relativiser la rupture de 1947, car des relations scientifques transnationales d’avant la Seconde Guerre mondiale sont maintenues pendant la guerre froide. Mais cette étude n’évalue pas l’implication réelle de différents pays dans la production de la science au jour le jour et semble idéaliser l’équilibre et l’absence de domination américaine dans l’Observatoire international pour l’environnement1.

Pour un ouvrage qui porte sur l’internationalisation des sciences pendant la guerre froide, on regrette l’absence d’au moins une étude sur l’Union soviétique et les pays socialistes qui permettrait d’analyser, à partir de leurs archives, leurs rôles dans les processus complexes d’internationalisation des sciences. Le regard de l’autre côté du rideau de fer permettrait d’atténuer la perspective européocentrée et d’interroger à de nouveaux frais la pertinence de la vision bipolaire de la science. Le livre met néanmoins en lumière l’articulation entre science et politique et contribue ainsi à battre en brèche l’idéal de la science autonome sans pour autant présenter une vision de la science instrumentalisée.

1 Soraya Boudia montre bien la domination américaine dans ce programme des Nations unies pour l’environnement: Soraya Boudia, Techniques et géopolitique de la globalisation: les systèmes transnationaux de surveillance de l’environnement, dans: Liliane Hilaire-Pérez, Larissa Zakharova (dir.), Les Techniques et la globalisation au XXe siècle, Rennes 2016, p. 333–348.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Larissa Zakharova, Rezension von/compte rendu de: Corine Defrance, Anne Kwaschik (dir.), La guerre froide et l’internationalisation des sciences. Acteurs, réseaux et institutions, Paris (CNRS Éditions) 2016, 156 p., ISBN 978-2-271-08994-6, EUR 29,00., in: Francia-Recensio 2017/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43159