L’histoire des droits de l’homme fait partie du centre d’intérêt d’un certain nombre d’historiens depuis environ une dizaine d’années. Alors qu’ils ont été largement traités par les chercheurs en sciences politiques, en droit international, en sociologie et en philosophie, leur historiographie universelle en tant que telle n’a pas été abordée de façon extensive. Mais les recherches se multiplient et des projets interdisciplinaires se mettent en place1. Jan Eckel propose une histoire des droits de l’homme dans la politique internationale qu’il comprend comme phénomène global. Il ajoute – ne se contentant pas ainsi d’écrire exclusivement une histoire politique traditionnelle – une réfexion sur la langage de la politique et prend en compte des acteurs non gouvernementaux, de même que les contextes sociaux. L’intérêt principal de l’ouvrage est la divergence établie entre une rhétorique basée sur la pensée des droits de l’homme universelle et son application dans la pratique politique locale.

Les analyses s’appuient en grande partie sur des sources d’archives, parmi lesquelles on compte celles des Nations unies à Genève et New York ou d’Amnesty International à Amsterdam. Une telle étude sur l’histoire des droits de l’homme au vingtième siècle, basée sur un fonds d’archives si riche, n’existait pas jusqu’à présent. Cependant, l’une des diffcultés, également soulevée par Eckel, réside dans la sélection des sources car celles-ci sont en grande partie d’infuence occidentale. Pour l’Afrique, la Russie et l’Asie, Eckel recourt à des sources publiées. Mais cette sélection montre qu’il a également laissé des pistes ouvertes pour de futures recherches.

Eckel critique les premières vagues de recherche dans l’historiographie des droits de l’homme, en particulier celle dans laquelle les historiens ont tout d’abord vu leur histoire comme un développement linéaire, ou celle qui s’est ensuite attachée à démasquer principalement les hypocrisies morales dans la politique des droits de l’homme occidentale. Une interprétation récente de l’histoire des droits de l’homme a été réalisée par Samuel Moyn, qui, en 20122, soutenait la thèse selon laquelle ils n’ont fait l’expérience d’une véritable percée qu’à partir des années 1970. Eckel partage cette position et est d’accord pour dire que la désillusion de la politique a été une raison majeure de l’énorme succès que connut la pensée de droits de l’homme pendant ces années. Mais il refuse de faire commencer leur histoire à ce moment et ainsi de les réduire à un concept de la pensée politique. Pour en affner la compréhension historique, il analyse les pratiques politiques qui sont liées au discours sur les droits de l’homme en tenant compte aussi bien des acteurs non gouvernementaux et civils que des États.

Dans la première partie, Eckel montre l’évolution que les droits de l’homme ont connue des années 1940 aux années 1960, les objectifs et les espoirs de l’après-guerre ; ils faisaient partie du projet pour l’ordre imaginé par les Alliés. La protection de ces droits semblait être pour eux le garant d’un puissant système de sécurité internationale. L’expérience des années de guerre avait fait de l’empêchement de l’avènement d’un régime totalitaire, qui prendrait le pouvoir sur la population civile, le but principal de la politique internationale. Cette volonté faisait que les droits de l’homme entraient dans la politique et dans les organisations internationales gouvernementales. Pour les organisations non gouvernementales de l’époque, cette pensée était devenue directrice dans la façon d’agir, mais les effets de l’engagement restaient limités. De plus, ni la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ni la Convention européenne des droits de l’homme ne découlaient d’un processus naturel. Aux Nations Unies durant les années de guerre froide, lors des débats entre les grandes puissances, la politique des droits de l’homme avait la plupart du temps pour fonction de discréditer l’adversaire. En Europe, les États membres voulaient montrer un renforcement de leur cohésion en se mettant d’accord sur des valeurs morales communes mais, en même temps, ils ne voulaient pas que les conventions internationales soient trop intervenantes dans la politique intérieure de chaque État. Selon Eckel, dans cette phase d’institutionnalisation des droits de l’homme, les acteurs et institutions ont échoué à installer les mécanismes pour leur mise en œuvre.

On constate que, dans son histoire des droits de l’homme dans la politique internationale, Eckel ne réserve que peu de place à la France, pourtant étroitement liée à leur développement et à leur histoire. La mention la plus détaillée de la politique française est faite au chapitre sur la décolonisation et la guerre en Algérie. Cette guerre montre, selon Eckel, la première crise de décolonisation qui concentra l’attention internationale et lança dans plusieurs pays des mouvements de solidarité. Bien qu’on trouvât dans les motifs rhétoriques des points de chevauchement des idées des droits de l’homme, dans les critiques, on avait plus souvent recours au terme d’humanisme et on constatait un acte contre l’humanité. Néanmoins, Eckel voit la solidarité pour l’Algérie comme une avant-forme de l’activisme sur les droits de l’homme et comme une conjoncture prenant la forme d’une solidarité internationale. Dans les négociations de l’ONU également, les normes sur les droits de l’homme avaient une signifcation secondaire et cela concernait aussi les stratégies de légitimation de la propagande du Front de libération nationale (FLN). Eckel tire la conclusion que le gouvernement français ne reconnaissait pas, dans cette propagande, une critique liée aux droits de l’homme, mais une critique qui accentuait plus les violences physiques en demandant la souveraineté nationale que des revendications de droits protecteurs. Le gouvernement n’y voyait pas non plus une campagne internationale au nom des droits de l’homme. Par conséquent, Eckel suppose que la décision du gouvernement français de rendre l’Algérie indépendante n’était pas mue par des reproches internationaux mais par le fait qu’il comprenait que la pacifcation de la colonie n’était pas possible et que le durcissement des positions politiques en France était persistant. Pour Eckel, le cas de la guerre en Algérie est un exemple parmi d’autres qui montre que la critique internationale n’a jamais été un moteur décisif pour la décolonisation. Les critiques et réactions mises sous l’argument des droits de l’homme n’étaient qu’un aspect d’une critique plus large tournée contre le colonialisme.

La deuxième partie concerne la période après 1970, qui se voit elle-même marquée par une révolutionnarisation de l’activisme civil et l’entrée des droits de l’homme dans la politique extérieure des États de l’Ouest et dans la politique internationale. Cette partie commence avec un chapitre sur l’histoire d’Amnesty International, une organisation qui incarne la montée des ONG dans le débat public autour des droits de l’homme. Cette organisation a réussi à rassembler des activistes déçus des années 1960 et a profté d’une culture de ’empathie dans les années 1970. Eckel ne remet pas en question le pouvoir de ces acteurs civils émergents, mais met en évidence que pour l’entrée des droits de l’homme dans les stratégies politiques, l’intérêt politique des États a été décisif. Comme exemples, il cite la politique extérieure des États-Unis, des PaysBas et de la Grande-Bretagne. Leurs stratégies politiques proclamant la valeur universelle des droits de l’homme étaient le produit de plusieurs circonstances du moment. D’un côté, les acteurs civils posaient notamment de plus en plus d’exigences à la bonne direction de la politique extérieure. Parallèlement, les experts étaient convaincus que la montée de l’interdépendance globale engendrerait des confits qu’on ne pourrait pas ignorer plus longtemps. C’est donc dans ce contexte que se sont fondées de nouvelles approches morales. On peut lire un cas important concernant le développement d’une forte critique à l’international au chapitre sur le régime du dictateur Pinochet, au Chili. Malgré la condamnation du régime par la communauté d’États, Eckel voit bien plus dans la chute de Pinochet les conséquences d’un mauvais concours de circonstances ainsi qu’un mauvais calcul du dictateur. Néanmoins, la critique internationale popularisa dans plusieurs pays les protestations pour les droits de l’Homme comme une forme d’engagement civil et eut des effets plus subtils et indirects que de tenter de convaincre les dirigeants d’effectuer un demi-tour. En ce qui concerne l’Europe de l’Est, le procès inattendu d’Helsinki a donné aux adversaires des régimes la possibilité de faire remarquer les conditions de vie répressives dans leur pays et d’établir des relations avec les activistes et personnalités politiques de l’Ouest. Après 1990, Eckel repère le développement des interventions humanitaires et de la justice pénale internationale. Néanmoins, ce développement était accompagné de nouveaux espoirs, les interventions pour la protection de personnes souffrantes produisaient des dilemmes moraux et politiques et des répercussions partagées.

Eckel décrit l’évolution du développement des droits de l’homme dans la politique internationale comme un processus d’origine polycentrique, fait de poussées discontinues, de phases de tracés contradictoires et d’ambivalences dans la forme de politique elle-même. Dans son histoire, il n’y a pas d’ascension permanente de la politique des droits de l’homme. Elle est le résultat de luttes, de débats et le produit des perceptions temporelles. Elle ne s’est construite ni comme un point de référence commun de la politique morale, ni comme un consensus sur des droits exacts et précis qui seraient à protéger. En effet, les droits de l’homme ne sont justement pas rigides et l’application de ces droits n’est pas encore garantie durablement ni partout. Avec son livre, Eckel donne une vue d’ensemble vaste et détaillée de l’histoire des droits de l’homme dans la politique internationale qui permet de montrer de nouvelles perspectives sur les motivations des divers acteurs. Grâce à une contextualisation approfondie et à une synthèse des travaux préalables, son œuvre sera certainement un travail de grande importance dans la prochaine historiographie des droits de l’homme.

1 Par exemple, le groupe de l’Arbeitskreis für Menschenrecht de la Fritz-ThyssenStiftung für Wissenschaftsförderung en Allemagne.
2 Samuel Moyn, The Last Utopia. Human Rights in History, Cambridge 2010.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Lia Börsch, Rezension von/compte rendu de: FJan Eckel, Die Ambivalenz des Guten. Menschenrechte in der internationalen Politik seit den 1940ern, Göttingen (Vandenhoeck & Ruprecht) 2014, 936 S., ISBN 978-3-525-30069-5, EUR 60,00., in: Francia-Recensio 2017/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43160