Selon une interprétation largement admise, le rapprochement franco-allemand amorcé dans les années 1920 trouverait son terme à l’automne 1929 avec la mort de son principal artisan outre-Rhin, le ministre des Affaires étrangères Gustav Stresemann, suivie quelques jours plus tard par le krach de Wall Street et le déclenchement de la crise économique mondiale. Les années 1929–1932 seraient ainsi marquées par une crise des relations franco-allemandes, prélude à une nouvelle marche à la guerre. À rebours de cette vision qu’il juge trop »pessimiste«, Conan Fischer, professeur honoraire à l’université de Saint-Andrews (Écosse), propose ici de revisiter cette période cruciale afin de démontrer que celle-ci fut davantage marquée par la poursuite du rapprochement entre les deux pays que par leur confrontation, repoussant au printemps 1932 le moment où la volonté de conciliation et de coopération cessa de présider aux relations entre ces deux puissances. S’appuyant sur une documentation de première main – les archives du ministère allemand des Affaires étrangères comblant sur bien des points les lacunes des archives françaises en partie détruites au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’ouvrage s’inscrit pleinement dans la continuité des travaux de Sylvain Schirmann et Patricia Clavin qui ont montré que la crise économique des années 1930 n’avait pas marqué un coup d’arrêt brutal aux efforts de coopération internationale et que les grandes puissances avaient initialement poursuivi leur collaboration afin de répondre collectivement aux difficultés économiques de l’heure.
Afin de mettre en perspective le tournant de 1929–1932, auquel l’ouvrage consacre par la suite de longs développements, l’auteur ouvre son récit par un rappel minutieux de l’histoire des relations franco-allemandes depuis le lendemain de la Première Guerre mondiale. Il met en lumière la contradiction fondamentale qui oppose alors une France obsédée par sa sécurité et redoutant une guerre de revanche déclenchée par sa voisine, à une Allemagne travaillant par tous les moyens à se libérer du carcan du traité de Versailles et à retrouver sa place de grande puissance. Pourtant, au milieu de la décennie, les deux pays comprennent que le rapprochement est finalement la politique la plus conforme à leurs intérêts nationaux. La détente franco-allemande est alors incarnée par les deux ministres des Affaires étrangères, Aristide Briand et Gustav Stresemann, premier couple franco-allemand de l’histoire et principaux signataires des accords de Locarno en 1925, par lesquels l’Allemagne reconnaissait volontairement ses nouvelles frontières avec la France (au contraire du »diktat« de Versailles).
Si ce chapitre de l’histoire franco-allemande est relativement bien connu, bien qu’ayant été largement passé sous silence au lendemain de la Seconde Guerre mondiale par les acteurs de la construction européenne et de la réconciliation franco-allemande, les années 1929–1932 ont, en revanche, sensiblement moins aiguisé la curiosité des historiens. Pourtant, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que la politique allemande de la France a été durant cette période plus »imaginative« et celle de l’Allemagne plus »constructive« qu’on ne le dit habituellement. Faute d’une possibilité réelle d’entente sur le terrain politique, c’est dans la voie de la collaboration économique, sur fond de dépression mondiale, que les deux pays cherchèrent alors à poursuivre leurs efforts de rapprochement, afin de combiner avantageusement la supériorité industrielle de l’Allemagne et la meilleure santé financière de la France. Les décideurs des deux pays (hommes politiques, diplomates, milieux économiques, etc.) étaient, en effet, encore largement marqués par l’esprit de détente qui avait caractérisé la période précédente et le Quai d’Orsay accordait notamment toute sa confiance au nouveau chancelier Heinrich Brüning (1930–1932), le considérant comme un rempart face à la marée montante du nationalisme en Allemagne. Ce processus de rapprochement culmina avec le voyage officiel effectué à Berlin par Pierre Laval et Aristide Briand en septembre 1931 et déboucha sur la création d’une commission consultative mixte, destinée à promouvoir les relations économiques entre les deux pays, prélude à une plus large intégration économique du continent européen, redonnant ainsi vie au projet avorté d’Union fédérale européenne lancé par Briand à la tribune de la Société des Nations en septembre 1929.
Pourtant, l’atmosphère conciliatrice devait rapidement s’estomper à partir du printemps 1932, du fait des difficultés intérieures traversées par chacun des deux pays, mais aussi en raison des prémices d’une »guerre commerciale« que la France, inquiète de son important déficit commercial avec l’Allemagne, avait déclenchée, décidant d’imposer des quotas à l’importation de certains produits d’outre-Rhin. Pour finir, la publication des »papiers« de Stresemann, qui laissaient douter de la sincérité de l’ancien ministre des Affaires étrangères dans sa politique de rapprochement avec la France, créa une vive émotion dans le pays de Briand, qui s’étendit jusqu’aux partisans les plus convaincus de la confiance en Allemagne. En outre, cette dernière – qui avait été désarmée par le traité de Versailles – exigeait désormais, au grand dam de la France, une »égalité des droits« en matière d’armements … Un réel bras de fer s’était donc engagé entre les deux pays avant même l’arrivée de Hitler au pouvoir début 1933.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Michel Guieu, Rezension von/compte rendu de: Conan Fischer, A Vision of Europe. Franco-German Relations during the Great Depression, 1929–1932, Oxford (Oxford University Press) 2017, XIV–206 p., ISBN 978-0-19-967629-3, GBP 60,00., in: Francia-Recensio 2017/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43161