En 1985, peu de temps avant qu’éclate, en Allemagne fédérale, la fameuse querelle des historiens, Saul Friedländer est invité à dîner chez l’historien allemand Ernst Nolte. La soirée, qui »démarra agréablement«, se termine en désastre. Non seulement Nolte, connu pour ses thèses minimisant la responsabilité allemande dans l’extermination des juifs, demanda à Friedländer si être juif était »une question de religion ou de biologie« (p. 265)1. Mais il insinua également, en utilisant de surcroît une citation tronquée de Kurt Tucholsky qui aurait souhaité »que la bourgeoisie allemande meure par le gaz«, que Hitler avait pu considérer les juifs comme des ennemis et les interner dans des camps de concentration parce que »la juiverie mondiale« avait alors combattu contre l’Allemagne nazie. Face à ces propos »insupportable[s]« (p. 267), Friedländer quitte la soirée, tremblant.
Riche en de tels épisodes intimement liés à des moments déterminants de l’histoire du XXe siècle, la nouvelle autobiographie de Saul Friedländer constitue une contribution importante à l’historiographie de la Shoah. Car l’auteur y revient également sur son long parcours d’historien. »Où mène le souvenir. Ma vie« reprend le récit là où »Quand vient le souvenir« l’avait laissé. Si dans ces premiers Mémoires, rédigés en 1977, Friedländer raconte essentiellement son enfance »cachée« dans un pensionnat catholique en France et son départ pour Israël en 1948, opérant de constants va et vient entre ce passé et sa vie d’alors en Israël, Friedländer retrace maintenant, dans une narration plus chronologique, l’évolution de sa vie d’adulte, de sa première carrière au sein de la diplomatie du jeune État d’Israël à son existence d’historien renommé de la Shoah. Pour cet homme âgé de plus de 80 ans, il s’agit avant tout de décrire une vie passée »sous la menace constante de perdre la mémoire« (p. 12). Dans les deux ouvrages, le récit commence à Nira, »un petit village de la plaine de Sharon« (p. 17) où l’adolescent Friedländer arrive en 1948 après avoir traversé la Méditerranée à bord de l’Altalena, un navire de l’Irgoun, une organisation armée sioniste proche de la droite nationaliste. L’État d’Israël forme le lien entre les deux livres: dans la description de sa vie de citoyen du monde, qui l’a conduit de Prague en France, d’Israël en Suisse en passant par les États-Unis, la Suède et l’Allemagne et qui l’a amené à rencontrer un nombre considérable d’hommes et de femmes politiques et intellectuels ayant marqué la seconde moitié du XXe siècle, Friedländer revient en effet régulièrement sur la politique et les évolutions de la société israélienne en évoquant également la capitale Jérusalem, un lieu chargé pour lui d’émotions.
Après son service militaire, il décide en 1953 de rentrer à Paris pour faire des études à Sciences Po. Il ne coupe pas pour autant les ponts avec Israël puisque, en parallèle à ses études, il devient attaché de presse de son ambassade parisienne. Après un passage comme éducateur spécialisé dans une institution anthroposophique en Suède et un séjour à Harvard, il est engagé comme »secrétaire politique« (p. 72) de Nahum Goldmann (1895–1982), alors président du Congrès juif mondial et de l’organisation sioniste mondiale avant de travailler, dans les années 1960, pour le ministère de la Défense aux côtés de Shimon Peres (1923–2016). En 1961, pressentant »que c’était l’univers des livres et de la recherche qui était le plus proche de ce qu’on pouvait appeler [s]a vocation« et qu’il était davantage »attiré par l’histoire de l’Europe dans l’entre-deux-guerres et pendant la Seconde Guerre mondiale« (p. 93) que par les sujets relatifs au Moyen-Orient, il décide de quitter ce poste pour rédiger une thèse de doctorat sur »le rôle du facteur américain dans la politique étrangère et militaire de l’Allemagne, septembre 1939 – décembre 1941« (p. 99) à l’Institut des hautes études internationales à Genève.
Mais ce n’est qu’avec son deuxième livre, »Pie XII et le IIIe Reich. Documents«, publié en 1964, qu’il se penche plus précisément sur l’histoire de la Shoah. C’est un document mal rangé dans un dossier sur les États-Unis qu’il avait découvert lors de ses recherches doctorales aux archives de Bonn qui l’incite à creuser davantage la question de l’attitude de l’Église catholique à l’égard de l’extermination des juifs. Si, au moment de la rédaction de son livre sur Pie XII, Friedländer prend conscience du lien étroit entre »ces centres d’intérêts« et »[s]a propre histoire« (p. 93), il mettra cependant encore quelques années avant de trouver l’approche juste de ce qu’il décrit comme »le travail essentiel de sa vie« (p. 11). Ses Mémoires évoquent ainsi »les voies qu’[il] n’aurait pas dû prendre« (p. 163) en s’intéressant à la psycho-histoire, approche qui caractérise ses ouvrages »L’antisémitisme nazi. Histoire d’une psychose collective« (1971), suivi d’»Histoire et psychanalyse. Essai sur les possibilités et les limites de la psycho-histoire« (1975).
Ce seront les évolutions de la société et de l’historiographie sur le nazisme des années 1970–1980 qui feront apparaître plus clairement »les questions qu’[il] voulait affronter« (p. 277). L’émergence d’une certaine fascination pour la période nazie au début des années 1970, comme elle s’exprime par exemple dans le film »Hitler. Un film d’Allemagne« de Hans-Jürgen Soderberg ou encore dans »Le roi des Aulnes« de Michel Tournier, fascination qui favorisait »un total relativisme moral et qui faisait appel à une sorte d’esthétisme désinvolte, postmoderne« (p. 236), le conduit en effet à écrire son essai »Réflexions sur le nazisme« où il se penche sur la question des représentations du nazisme. Un colloque sur l’histoire de la Shoah, organisé en 1984 à Stuttgart, lui fait prendre conscience du »malaise sous-jacent […] entre les historiens allemands […] et […] les historiens juifs« (p. 245). Il s’aperçoit en effet des préjugés nourris par les historiens allemands à l’égard de ce que pouvaient apporter leurs collègues juifs à l’histoire de la Shoah. Dans sa communication, Friedländer avait en effet critiqué l’approche dite »fonctionnaliste«, selon laquelle l’extermination des juifs aurait été »la conséquence imprévue d’une dynamique aveugle« (p. 245), pour argumenter en faveur de l’approche dite »intentionnaliste«, interprétant la Shoah comme le résultat d’un antisémitisme radical et de l’intervention active d’Hitler. Lors de la discussion qui s’ensuivit, son collègue allemand Martin Broszat avait défini l’approche intentionnaliste comme une perception »israélienne« de cette histoire par opposition à une perception »allemande« davantage »fonctionnaliste« (p. 245). Le débat entre les deux historiens amorcé lors du colloque se poursuit en 1987 dans une correspondance privée au cours de laquelle Broszat oppose »la mémoire mythique« des victimes risquant des créer des représentations fictives du nazisme à la »mémoire rationnelle« des Allemands (p. 276). Ces expériences, ainsi que le film »Shoah« de Claude Lanzmann, qui accorde une primauté absolue au témoin, convainquent Friedländer de l’importance d’une »histoire intégrée« qui restitue »l’évolution imbriquée de la politique nazie, des réactions des gouvernements et des sociétés de toute l’Europe […] et […] les attitudes et les réactions des Juifs« (p. 300), projet qu’il réalise avec »L’Allemagne nazie et les Juifs«, son opus magnum rédigé entre 1990 et 2006.
Si les Mémoires de Friedländer donnent des informations importantes sur le cheminement et les interrogations de l’historien, elles font aussi apparaître un homme profondément traumatisé et blessé par l’histoire. Friedländer, qui a perdu ses parents dans les camps de la mort, nous fait ainsi également part de ses »accès de claustrophobie« et d’»agoraphobie«, de ses »vertiges«, ses »attaques de tachycardie«, de sa psychanalyse et de sa dépendance aux »tranquilisants« (112–-116). Au fil des pages, nous assistons également à l’évolution politique d’un homme qui, longtemps inconscient des humiliations infligées aux Palestiniens (p. 81), partagea d’abord »l’exaltation nationale« (p. 152) de la société israélienne des années 1960 avant de s’engager publiquement pour la paix entre Israéliens et Palestiniens. Ce récit d’une vie marquée par la Shoah, dans laquelle la recherche n’a jamais été dissociée de l’engagement politique, constitue une lecture indispensable pour tout lecteur s’intéressant à l’histoire et à l’historiographie de la Shoah.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Heidi Knörzer, Rezension von/compte rendu de: Saul Friedländer, Wohin die Erinnerung führt. Mein Leben. Aus dem Englischen übersetzt von Ruth Keen und Erhard Stölting, München (C.H.Beck) 2016, 329 S., 26 Abb., ISBN 978-3-406-69770-8, EUR 26,95, in: Francia-Recensio 2017/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43163