Historien allemand du nazisme de réputation internationale, reconnu pour ses recherches pionnières dans les années 1980 sur le travail forcé des étrangers, puis par la codirection des actes du colloque de Weimar sur les camps de concentration nationaux-socialistes et par sa biographie de Werner Best, Ulrich Herbert a relevé le déf de présenter sous la forme d’un petit livre une synthèse de l’histoire du Troisième Reich inscrite dans la perspective du développement à long terme de l’histoire allemande depuis le Kaiserreich. Nourri des apports essentiels de l’historiographie allemande mais également de certaines contributions récentes et de premier plan des historiographies britanniques et israéliennes, ce petit ouvrage offre donc, dans une présentation succincte, une matière extrêmement riche et condensée. L’auteur a été contraint de faire des choix et a dû renoncer à la présentation des controverses historiographiques qui ont jalonné le développement de la recherche sur le nazisme plus que sur n’importe quelle autre période de l’histoire allemande. Mais son exposé solidement structuré et argumenté, en apparence simplement factuel, témoigne en fait implicitement de ses propres positions, qui apparaitront évidentes aux yeux des spécialistes. Délaissant le terrain des multiples débats historiographiques, l’historien de Fribourg s’est donc concentré sur l’exposé de quelques lignes directrices principales et de quelques thèses problématiques.
Le traitement des origines du nazisme et des années 1933–1939, qui constituent les deux premières parties de l’ouvrage, couvrent les deux premiers cinquièmes du récit. La première partie aborde la question des antécédents à long terme du Troisième Reich et la problématique classique des continuités de l’histoire allemande du Kaiserreich à la »prise du pouvoir«. Si Herbert discute et, fnalement, rejette comme inopérante la thèse du Sonderweg, il met par contre l’accent sur l’accélération extraordinaire, et spécifquement allemande, des mutations économiques, sociales et culturelles au cours du quart de siècle qui précéda la Première Guerre mondiale. Dans un État encore jeune et dans une société à la recherche de repères dans un environnement en pleine transformation, le nationalisme ethnique devint un moteur d’intégration que la guerre contribua à radicaliser. La guerre suscita la confrontation de deux camps, celui de la droite nationaliste et de la direction de l’armée dont les options impérialistes s’affrmèrent et s’aiguisèrent en 1917/1918 avec l’avancée dans l’espace russe et celui des partis d’orientation démocratique majoritaires au Reichstag. La défaite renforça en Allemagne, comme chez tous les vaincus, l’effervescence nationaliste, doublée d’un essor de l’antisémitisme, alors que les conditions de la paix vinrent miner la stabilité de la république. La foraison du régime de Weimar entre 1924 et 1929 n’empêcha pas les forces antirépublicaines de droite de prendre le dessus dans d’importants secteurs de la société avec la »révolution conservatrice«. Dans ces conditions, la crise économique de 1929 provoqua une véritable explosion et un rejet de la république. Au sein du »camp national«, pluraliste et hétérogène jusqu’en 1930, émergea alors la fgure de Hitler, orateur populaire le plus doué et dénué de scrupules, qui disposait aussi d’un appareil bureaucratique de parti et d’une milice paramilitaire, la SA. Mais le facteur essentiel de l’essor du NSDAP demeura lié aux conséquences économiques de la crise de 1929.
La seconde partie de l’ouvrage traite, en six chapitres, de l’avant-guerre de la domination nazie (1933–1939). C’est la partie la plus spécifquement liée à la seule histoire allemande, avec des événements connus du plus grand nombre de lecteurs, d’où le traitement assez rapide et très classique que lui réserve l’auteur. Dans le deuxième chapitre consacré au développement de la persécution, on retrouvera les analyses personnelles qu’il avait présentées lors du colloque de Weimar en 1995. L’unifcation de la police politique et de la police criminelle en 1936 marqua une nouvelle étape du développement de la persécution: la répression proprement politique ft place aux raisons sociales et aux doctrines eugéniques. Les problèmes sociaux devenaient solubles par l’élimination de ceux que l’on considérait comme la cause de ces problèmes. Trois ans après la prise du pouvoir, la persécution des adversaires politiques faisait place au retrait des étrangers à la communauté. La seconde partie se conclut par une comparaison bienvenue des causes des deux guerres mondiales. En 1914 en Europe de nombreux acteurs ne frent rien pour empêcher la guerre. En 1939, l’Allemagne et Hitler voulurent la guerre pour réviser par la force les résultats de la Première Guerre mondiale, imposer l’hégémonie allemande sur l’Europe continentale, transformer l’Europe de l’est et du sud-est en un hinterland colonial établissant le Reich au rang de puissance mondiale.
La troisième partie est consacrée aux événements de la guerre, traités en neuf chapitres qui couvrent plus de la moitié de l’ouvrage. Avec la guerre contre l’Union soviétique, la domination allemande en Europe et les pratiques criminelles du régime, le propos aborde désormais des questions concernant l’histoire européenne et mondiale. C’est bien évidemment la partie la plus riche, la plus complexe et le plus tragique de cette histoire, celle qui a suscité aussi le plus de controverses dans l’historiographie. Rendre compte dans le détail d’un récit aussi dense et remarquable par son sens de la synthèse est ici chose impossible. On se contentera donc seulement ici de relever quelques idées forces développées par l’auteur. La guerre a représenté la coupure la plus profonde dans l’histoire du régime. Jusqu’au 1er septembre 1939, le Troisième Reich était resté une dictature autoritaire et fasciste mais qui pouvait encore être considérée, en dépit de ses premiers excès et des premiers camps de concentration, comme un État »civilisé«. Mais dès le début de la guerre, le régime bascula au contraire dans une domination de la terreur sans précédent historique, manifestant une disposition précoce au génocide d’État. Sans attendre »Barbarossa«, la mise en œuvre de l’Action T4 provoqua la mort de 70 000 handicapés allemands jusqu’au mois d’août 1941 et constitua une transition entre les assassinats individuels de l’avant-guerre et le génocide des juifs. La politique d’occupation allemande en Pologne marqua aussi l’explosion de la violence et préfgura la guerre d’extermination en URSS.
Cet accent mis sur la rupture immédiate de 1939 relativise, notons-le, les discussions sur 1941 comme date de la deuxième révolution nazie, sur le modèle stalinien, après la première rupture révolutionnaire de 1933. Avec la campagne de Russie s’enclencha le processus génocidaire systématique des juifs, la phase des décisions décisives sur le sort des juifs se situant entre la fn octobre et la fn novembre 1941: Herbert, on le voit, se rallie à la chronologie haute des intentionnalistes, contre la chronologie basse des structuralistes qui envisagent pour leur part une »décision fnale pour la solution fnale« au printemps 1942. Mais le génocide des juifs s’inscrit dans une politique d’extermination beaucoup plus large, dès lors que les inhibitions furent levées, englobant également le massacre de masse des prisonniers de guerre soviétiques, le deuxième crime de masse des nazis par l’importance du nombre des victimes, des populations civiles soviétiques, polonaises et européennes, y compris allemandes, sans oublier celui des Sinti et Roma: au total douze à quatorze millions de civils furent assassinés en dehors des actions militaires.
Mais la domination allemande en Europe se traduisit aussi par le pillage généralisé des ressources du continent, la guerre de conquête se situant dans la continuité logique de l’exploitation des ressources et de la politique de réarmement en temps de paix. La déportation en Allemagne de millions de travailleurs forcés, l’expérience réussie de cette mobilisation, rendit possible l’édifcation d’une société hiérarchisée selon des critères raciaux. Après les Polonais et les prisonniers de guerre français, le recrutement massif de la maind’œuvre civile soviétique vint pallier à la forte mortalité des prisonniers de guerre soviétiques. En septembre 1944, 7,6 millions de travailleurs étrangers, dont 5,7 millions de civils, étaient mobilisés au proft de l’effort de guerre du Reich. Internés dans 30 000 camps, ils étaient soumis à des réglementations discriminantes en fonction d’une stricte hiérarchie raciale. On retrouve là un écho des premières recherches de Ulrich Herbert sur le décret des Polonais en 1940 et l’Arbeitseinsatz.
Le Troisième Reich a laissé derrière lui un continent dévasté avec des destructions d’une dimension inconcevable. La guerre totale a conduit l’Allemagne à une défaite militaire, politique et morale comme il n’y en avait auparavant jamais eu dans l’histoire des temps modernes. C’est la conclusion impitoyable et implacable de ce remarquable petit livre.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michel Fabréguet, Rezension von/compte rendu de: Ulrich Herbert, Das Dritte Reich. Geschichte einer Diktatur, München (C. H. Beck) 2016, 133 S. (C. H. Beck Wissen, 2859), ISBN 978-3-406-69778-4, EUR 8,95. , in: Francia-Recensio 2017/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43164