Karl Haushofer (1869–1946), le plus célèbre des théoriciens de la géopolitique allemande dans l’entre-deux-guerres, a-t-il été, comme l’affirmèrent en septembre 1945 les services du procureur américain Robert H. Jackson au cours de la préparation du procès de Nuremberg, »le parrain intellectuel de Hitler«? La question n’a cessé depuis lors d’être reprise et remise sur le métier par les historiens du national-socialisme et de sa politique étrangère. Certains, tels Bruno Hipler – auteur d’une biographie de Haushofer parue en 1996 –, continuent de voir en Haushofer le »tuteur« du führer1, s’appuyant notamment sur les visites qu’il rendit à son étudiant et ami Rudolf Hess à la prison de Landsberg en 1924, au moment où Hitler y rédigeait »Mein Kampf«, pour lui assigner un rôle décisif dans la maturation des conceptions qui devaient plus tard conduire l’Allemagne nazie à déclencher une guerre sans précédent pour la domination de l’Europe et la conquête d’un »espace vital« à l’Est. D’autres, comme Hans-Adolf Jacobsen, à qui l’on doit la publication en 1979 de deux volumes sur la vie et l’œuvre de Haushofer ainsi que d’une partie de ses écrits et de sa correspondance2, estiment que la géopolitique naissante constitua l’une des multiples sources idéologiques du Troisième Reich, mais que l’influence directe de Haushofer fut, en définitive, des plus minimes. C’est à ce débat que contribue aujourd’hui Holger H. Herwig, professeur émérite à l’université de Calgary, à travers une nouvelle biographie qui se propose dans son introduction de résoudre enfin »l’énigme« (p.XVII) que constitue encore selon lui le rôle de Haushofer dans l’histoire du national-socialisme.
Herwig retrace l’itinéraire de son personnage tout au long d’un récit structuré en huit chapitres chronologiques, qui permettent de distinguer quatre grandes étapes de la trajectoire de Haushofer. Enfant d’une bourgeoise bavaroise aisée et cultivée, militaire professionnel entré sous les drapeaux à 18 ans avant de poursuivre une brillante carrière d’enseignant à l’Académie de guerre de Munich puis d’attaché militaire au Japon, Haushofer apparaît d’abord comme un représentant typique d’une partie de la société wilhelminienne, pétri dès avant 1914 des idées illibérales, militaristes et impérialistes de son milieu (p. 1–37). La guerre de 1914–1918, au cours de laquelle Haushofer sert au front, puis l’effondrement de la monarchie, la révolution et l’affaissement de la puissance allemande suite au traité de Versailles constituent une seconde étape, décisive, matrice d’une radicalisation de la pensée de Haushofer et d’un engagement à droite (p. 37–83).
C’est cet engagement qui marque la troisième phase de la vie de Haushofer, qui correspond à la décennie 1920 (p. 83–137). Il motive les liens de Haushofer avec les milieux droitiers – et notamment le mouvement national-socialiste –, mais surtout son activité intellectuelle comme chargé de cours à l’université de Munich, auteur prolifique et animateur de revue, activiste et conférencier au sein des réseaux associatifs nationalistes. Car si Haushofer préfère le rôle de théoricien à celui d’acteur direct dans l’arène partisane, la géopolitique qu’il s’efforce d’élever au rang de science et de populariser n’en est pas moins éminemment engagée, en ce qu’elle tend toute entière à légitimer le révisionnisme territorial. Apôtre du redressement national, Haushofer voit logiquement l’arrivée de Hitler au pouvoir comme un aboutissement, et c’est en compagnon de route du Troisième Reich qu’il achève son parcours (p. 137–197).
Haushofer n’occupe certes pas la fonction de conseiller du prince qu’il assignait à la géopolitique – âgé de presque 65 ans en 1933, il n’appartient pas à la génération des plus hauts dirigeants nazis, ses cadets, ni à celle des responsables de terrain du régime, plus jeunes encore; n’ayant de surcroît jamais adhéré au parti nazi, il échoue à obtenir après 1933 une position institutionnelle influente, et se trouve définitivement marginalisé après 1941 et l’envol rocambolesque pour la Grande-Bretagne de Rudolf Hess, son ancien étudiant et protecteur au sein du régime. Il soutient cependant publiquement le pouvoir hitlérien et ne prend, jusqu’au bout, aucune distance à l’égard des entreprises conquérantes, guerrières et meurtrières menées par celui-ci – et ce alors même que sa propre épouse, »demi-juive« selon les critères nazis, aurait pu en être victime, et que son fils Albrecht, diplomate et proche de la résistance conservatrice, finit par être exécuté par la SS en avril 1945. Témoin à 77 ans de l’effondrement du national-socialisme qui est aussi celui de l’hégémonie allemande en Europe qu’il appelé de ses vœux toute sa vie, Haushofer n’y survit pas: il se suicide en mars 1946.
Le récit que tisse Herwig est fluide, le portrait qu’il brosse de Haushofer est vivant et la synthèse qu’il livre de ses idées et écrits est claire et maîtrisée. L’ouvrage est cependant moins convaincant pour ce qui est de son cœur même – à savoir la promesse faite en introduction d’apporter un éclairage nouveau, si ce n’est définitif, sur les relations entre Haushofer et le national-socialisme.
Herwig prend à de nombreuses reprises ses distances vis-à-vis de l’interprétation qui ferait de Haushofer un véritable deus ex machina de la politique étrangère du Troisième Reich, soulignant les limites de son influence politique, qui fut somme toute fort réduite. Il attribue néanmoins au théoricien de la géopolitique une influence intellectuelle directe et décisive dans la gestation de la pensée hitlérienne ainsi que dans la propagation des idées expansionnistes en Allemagne, affirmant au moment de conclure son analyse que »les graines que Haushofer planta à Landsberg poussèrent, produisant la logique ampoulée et tordue de ›Mein Kampf‹ (p. 217) et se ralliant à un jugement de Stefan Zweig selon lequel »ce sont indubitablement les théories [de Haushofer] qui guidèrent, consciemment ou inconsciemment, la politique agressive du national-socialisme, la faisant passer d’un cadre étroitement national à une échelle universelle« (p. 208).
La thèse est loin d’emporter pleinement l’adhésion tant les preuves sont limitées. Faute de sources précises et inédites, celles-ci se résument pour l’essentiel à deux ensembles d’éléments. D’abord, les huit visites que Haushofer rend à Rudolf Hess à la prison de Landsberg, événement un peu trop isolé pour en faire le point d’orgue de la maturation politique de Hitler et sur la nature duquel Herwig reconnaît lui-même que l’on ne peut que se livrer à des spéculations. Othmar Plöckinger, auteur d’une étude qui fait autorité sur la genèse de »Mein Kampf«, a montré que l’on peut défendre de façon non moins convaincante une interprétation opposée et soutenir l’idée que l’influence de Haushofer fut alors restreinte3.
La comparaison des écrits de Hitler et de ceux de Haushofer, seconde pièce à conviction avancée par Herwig, n’est guère plus probante, en raison de l’absence d’originalité des éléments qui s’y trouvent. De fait, la géopolitique telle que Haushofer la conçoit – reposant sur la transposition du darwinisme social à la géographie, se représentant les États et les peuples comme autant d’organismes vivants engagés dans une lutte naturelle pour s’approprier l’espace nécessaire afin de survivre et de croître, et défendant l’idée que cette lutte passe dans le cas de l’Allemagne par l’établissement d’une hégémonie continentale en Eurasie – n’est pour une large part qu’une formulation érudite d’éléments idéologiques très répandus au sein de la droite allemande depuis la fin du XIXe siècle, et dont le national-socialisme hérite par d’innombrables canaux4. Elle n’est plus largement que la version allemande de »lieux communs de la culture européenne à l’époque de l’impérialisme5«. Dès lors, que Hitler ait lu ou non Haushofer, et ait pu lui emprunter certains termes comme celui d’»espace vital« n’a d’importance que secondaire: le dictateur n’a guère eu besoin des écrits du savant pour donner forme à son idéologie ou la légitimer, tant la pensée national-socialiste était, au fond, banale, de même que la géopolitique de Haushofer, et la trajectoire de ce dernier – tout à fait comparable à celle de nombre de théoriciens et activistes nationalistes de sa génération tels les pangermanistes Theodor Reismann-Grone ou Heinrich Claß, qui participèrent au même titre du terreau intellectuel et politique qui nourrit le national-socialisme avant de se trouver eux aussi relégués à la marge du mouvement puis du régime hitlérien, au profit de nouvelles générations de dirigeants et de militants6.
Cette banalité de Haushofer, de sa pensée et de son parcours, affleure du récit de Herwig, sans être vraiment mise en lumière – il eut fallu pour cela approfondir et mener à son terme le travail de comparaison et de contextualisation est esquissé en de nombreux endroits de l’ouvrage. Car en définitive, c’est sans doute dans cette banalité – bien plus que dans des spéculations sur ce que Haushofer dit ou non à Hess et Hitler à Landsberg – que réside la véritable clef de l’»énigme« que Holger H. Herwig pose en introduction de son étude. Faute d’avoir suffisamment exploré cette piste, son ouvrage, malgré ses qualités de synthèse et son accessibilité, échoue à résoudre complètement cette énigme et à éclaircir pleinement les liens entre le théoricien de la géopolitique et le nazisme.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
David Gallo, Rezension von/compte rendu de: Holger H. Herwig, The Demon of Geopolitics. How Karl Haushofer »Educated« Hitler and Hess, Lanham, MD (Rowman & Littlefield) 2016,XXVIII–273 p., ISBN 978-1-4422-6113-3,GBP 54,95., in: Francia-Recensio 2017/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43166