Pour des raisons évidentes l’historiographie allemande de l’après-guerre a tardé à s’intéresser aux questions coloniales. Lorsqu’elle s’y est consacrée elle les a surtout étudiées dans une perspective allemande1 ou internationale2. À ce jour, si l’on excepte les thèses de Hartmut Elsenhans3, déjà ancienne, et de Sabah Bouhsini4 ou encore celle, comparative et articulée autour du problème violence versus droits de l’homme de Fabian Klose5, elle a privilégié l’appréhension contextuelle de la question de l’Afrique française du Nord en tant que donnée des relations franco-allemandes, voire des rapports entre États européens (traités de Rome par ex.). On salue donc volontiers la publication de la thèse de Valentin Katzer

Son terminus a quo est le statut de 1947 qui réglementait les rapports institutionnels franco-algériens. Les accords d’Évian constituent son terminus ad quem. Le titre place l’Algérie au cœur de ce travail mais, comme l’induit le soustitre, l’auteur prend en considération l’ensemble du problème nord-africain. L’approche privilégie l’angle économique et montre combien Paris a peiné à trouver un dénominateur commun aux intérêts et finalités économiques et politiques, en grande partie parce que la métropole ne se conçut tout au long du conflit que comme major partner et qu’elle s’en tint à une conception gallo-centrée de la question algérienne: en dépit des déclarations officielles et des intentions affichées le développement de l’Algérie ne fut engagé que dans la mesure où il n’obérait pas les intérêts hexagonaux ni n’y menaçait ses pendants. Si bien que, estime Valentin Katzer qui cite les mesures qui ponctuèrent les débuts de la Cinquième République (p. 280–281), »d’une certaine manière l’intégration ne commence qu’en 1958« (p. 360 sq.), encore cette phase fut-elle éphémère.

La mise en évidence du peu de volonté des milieux décisionnels d’œuvrer à un rattrapage du retard accumulé par les départements français d’Afrique du Nord est l’un des points forts de cette étude. L’exemple de la viticulture illustre la préférence accordée aux producteurs de métropole là où la logique économique aurait imposé de favoriser la production au sud de la Méditerranée (p. 129 sq.). Les pages consacrées au pétrole saharien soulignent la surévaluation des réserves au point que certains purent rêver d’autarcie, les limites de ses effets possibles sur l’emploi et le niveau de vie autochtones, ainsi que la prise de conscience par le FLN de l’intérêt qu’offrait cette richesse (p. 158 sq.). Le poids financier de la guerre est évidemment évoqué, l’auteur montre notamment que jusqu’en 1956 l’information des parlementaires fut très partielle et il rappelle qu’au moins au début de la guerre la classe politique française pariait sur une solution rapide.

Dans son résumé français Katzer affirme son intention d’étudier les conceptions et l’attitude de Paris à l’aune des »ambitions officielles et [de] ce qu’il aurait été possible de faire« (p. 359). Le décalage entre le discours et l’action de celle que les Allemands appelaient alors ironiquement la »Grande Nation« est une ligne de force de son livre. Cette approche méthodologique tend à privilégier les déclarations, ce que l’on appelle désormais la »communication«, mais elle n’accorde que partiellement aux difficultés contextuelles de la métropole et de l’Algérie la place qui leur revient. Le critère du »possible« conduit e. a. à mesurer les effets de l’action de la France en se référant aux attentes de la population autochtone. Pour indispensable qu’il soit ce critère – d’évaluation difficile – est aléatoire. Il permet en théorie de tenir compte du poids du passé et de faire droit aux espoirs de la population, mais il fait peu de cas des réalités du terrain, j’y reviendrai. Car dans le cadre de la »guerre de libération« que menait le FLN selon des principes révolutionnaires (Mao, etc.) la population fut soumise tout au long des années 1954–1962, et par les deux parties, à des pressions qui obéraient grandement ses »attentes«.

Il s’ensuit que l’auteur succombe à un certain manichéisme quand il oppose, idée importante de son travail, l’appréhension »idéologique« de la Quatrième République que constitua la politique dite d’»intégration« (»quoi qu’il en coûte« précise-t-il à diverses reprises, avant de noter »La volonté d’intégrer l’Algérie à tout prix n’existe pas« (p. 359) à la décision jugée »comptable« de de Gaulle de mettre un terme à la guerre.

La démarche a pu être »idéologique« par moments – surtout dans son affichage. Force est cependant de noter qu’au fil des mois et des années la part de l’idéologie s’amenuisa à mesure que croissait l’impuissance de l’exécutif à imposer une solution autre que la poursuite de la guerre. On avait transmis en dernière minute le mistigri indochinois à Pierre Mendès France. L’autonomie de la Tunisie et du Maroc lui avaient (e. a. décisions) valu une image de »soldeur de la puissance française« sans pour autant apporter dans un premier temps le calme aux anciens protectorats. Au moment de la guerre d’Algérie il faisait face à des députés qui avaient pour nombre d’entre eux hâte de le renverser et à une opinion certes plutôt favorable à sa gouvernance, mais majoritairement convaincue des bienfaits de la »mission civilisatrice« de la France et peu disposée à faire son deuil des départements algériens. Si lui puis Edgar Faure pouvaient encore estimer qu’une solution militaire accompagnée de réformes serait prometteuse, cette voie s’éroda bientôt. Peut-être aurait-il fallu creuser plus en profondeur la faiblesse structurelle des gouvernements de l’avant-1958 et se demander lequel d’entre eux aurait été en capacité de réaliser ce que de Gaulle, malgré son aura de »sauveur«, ne fit qu’au prix d’importants efforts et dangers alors qu’il avait à sa disposition des institutions bien mieux adaptées, un parlement beaucoup plus docile notamment, et qu’à travers une presse bien plus encadrée il contrôlait une opinion de plus en plus lasse de la guerre.

Pour intéressantes qu’elles puissent être les remarques concernant les interférences entre questions algérienne et européenne, l’essor économique financé par la dette ou encore le coût de la guerre (p. 180 sq.), etc., elles estompent un problème politique d’importance au moins égale auquel il est fait allusion trop superficiellement dans le cadre de l’impuissance à laquelle les mœurs parlementaires condamnaient la Quatrième République (p. 303). Lorsqu’après avoir poursuivi et accentué l’effort de modernisation (p. 279 sq.) de Gaulle dit que la France renonçait à l’Algérie parce que c’était son intérêt il ne faisait pas référence uniquement au rapport coût-bénéfice auquel Katzer semble largement assimiler (réduire?) sa décision. Bien que cela fît débat, on savait que les colonies n’étaient pas »une bonne affaire«, et la fragile Quatrième République ne l’ignorait pas, surtout dès lors que l’on engageait une politique de modernisation de ce territoire largement archaïque – Katzer le met d’ailleurs lui-même en évidence au chapitre V (p. 247 sq.), il montre les effets sur la dette française (p. 281 sq.), les faiblesses du plan de Constantine (p. 281 sq.), notamment en raison des réticences du secteur privé à s’engager en Afrique du Nord, y compris lorsque l’exécutif l’y incitait. Rappelons que dans les premières années de la guerre ni l’opinion en métropole ni les »Européens« d’Algérie n’étaient prêts à accepter l’idée d’une indépendance, pas même ceux qui ne trouvaient guère d’avantages financiers à leur présence en en terre subméditerranéenne – Guy Mollet en fit l’expérience le 6 février 1956 quand il voulut installer le général Catroux à Alger.

L’armée française est un autre facteur trop peu présent dans »›L’Algérie, c’est la France‹«. Chez de nombreux cadres, les officiers jusqu’au-boutistes en particulier, les frustrations de 1940, de 1954 ou encore de novembre 1956 se doublaient de considérations de pouvoir et de puissance: contrairement au Reich avant 1918 la France du vingtième siècle engageait ses effectifs militaires coloniaux ailleurs que sur leur continent d’origine – et pour une bonne part en tant que troupes d’élite, dans des situations exposées; cet aspect, l’amputation que craignait la »grande muette« de ses moyens, eut sa place dans les tensions entre armée et exécutif autour de la »politique d’abandon«.Katzer ne fait pas suffisamment cas de l’abandon par le pouvoir civil de l’initiative aux militaires à partir de l’arrivée à Matignon de Guy Mollet, que Jean-Charles Jauffret qualifie d’»archétype de la fausse ingénue«6, dans un climat général d’escalade d’une violence réciproque depuis qu’au printemps 1955 l’armée française était tombée dans »le piège de la guerre subversive«7 en cherchant à abattre l’autonomisme algérien par le recours à ses propres armes. Il n’accorde pas l’importance qui lui revient au succès que connurent à l’époque de la guerre d’Algérie les thèses des »colonels« sur la »guerre révolutionnaire« ou sur »l’action psychologique«, que certains inclinèrent à considérer comme la panacée. Conçue comme réponse aux violences institutionnalisées qu’exerçait le FLN sur ses »coreligionnaires« (au sens de l’époque, c’est-à-dire sans connotation religieuse) cette violence institutionnelle soumit les Algériens des villes comme des campagnes à une pression qui ne permet que difficilement de considérer que les autochtones aient pu avoir tellement d’»attentes« autres que de survivre à un conflit dont ils espéraient la fin prochaine. Un paramètre essentiel de l’étude de Katzer, l’aune à laquelle il se promet de mesurer la politique française, s’en trouve grandement fragilisé.

Le sud de la Méditerranée présentait au demeurant un intérêt géostratégique bien au-delà de l’Hexagone – que l’on se souvienne des craintes de certaines capitales occidentales, la République fédérale notamment, de voir des communistes s’y installer. Or les tensions entre l’exécutif et ses soldats ne cessèrent de croître – en particulier à la suite des désillusions de l’après-1958. Les milieux décisionnels savaient depuis belle lurette que des officiers insatisfaits, souvent livrés à eux-mêmes pour des missions ambiguës par des politiques jouant du flou de leurs ordres, chargés de ce qu’ils appelaient pudiquement le »sale boulot«8 sans appui ni retour, qu’ils rechignaient, qu’ils voyaient dans la défaite du FLN la seule issue acceptable au conflit et arguaient de l’affaiblissement de la position internationale de la France. Mai 1958 puis, plus encore, le putsch des généraux, montrèrent que l’opinion était peu disposée à soutenir le pouvoir et la république contre les menaces auxquelles l’évolution algérienne les exposait. Lorsque de Gaulle déclarait le 11 avril 1961 »L’Algérie […] nous coûte plus cher qu’elle ne nous rapporte« (p. 14), il énonçait un constat, mais il s’adressait aussi, par souci d’efficacité, à la raison … du contribuable.

Pour faire la guerre comme pour négocier et faire la paix, il faut être deux, et l’on regrette que le Front de libération nationale ne soit pas davantage pris en considération. Certes François Mitterrand avait déclaré le 5 novembre 1954 devant la commission de l’Intérieur de l’Assemblée nationale: »L’action des fellagha ne permet pas de concevoir, en quelque forme que ce soit, une négociation […] Elle ne peut trouver qu’une forme terminale, la guerre«9. Certes »›L’Algérie, c’est la France‹« a le mérite de montrer que les réflexions et projets français avaient la faiblesse de se faire en vase clos, dans une tradition peu encline à faire cas des territoires qu’ils concernaient, mais l’explication du décalage entre les ambitions affirmées de Paris et les réalisations, tout comme la décision de négocier (ou non), sont largement imputables à la partie algérienne. L’étude fait aussi fi de l’internationalisation du conflit qu’avait décidée le FLN lors de la conférence de la Vallée de la Soummam et dont les effets sur l’opinion et sur la diplomatie mondiales (ONU e. a.) s’avérèrent très préjudiciables à la France.

Peut-être aurait-il fallu évoquer au nombre des explications la situation diplomatique de la France, sans oublier le projet d’accès au nucléaire militaire déjà en cours, projet politique que la fin de la coopération franco-germano-italienne voulue par de Gaulle n’alourdissait pas qu’au seul plan budgétaire. En un mot: la décision »comptable« que prit Paris était quand même diablement politique!

Ponctuellement, il pouvait être utile de préciser certains aspects. Un exemple parmi d’autres: la citation du général Aumeran (p. 43), »le droit de vote a été donné en Algérie, sans préparation, à une masse absolument inculte civiquement et qui est incapable de discerner quel est le programme des candidats qui se présentent« aurait gagné en clarté s’il avait été précisé que son auteur, pied-noir et député Républicain indépendant d’Alger, était très nationaliste (il avait introduit la question préalable qui avait entraîné l’échec de la CED) et partisan de l’Algérie française. De même l’affirmation selon laquelle une négociation avec les indépendantistes algériens modérés dans les premiers temps du conflit sur un cheminement progressif vers l’indépendance aurait eu des chances d’aboutir aurait-elle mérité d’être étayée (p. 305). Cette piste étant restée embryonnaire dans le livre, une telle affirmation sans démonstration ne dépasse guère le stade de la conjecture.

Bref, on aurait aimé davantage d’argumentation et de mise en perspective. La légitimité d’une étude de la politique de la France en Algérie entre 1946 et 1962 centrée sur la dimension économique ne fait pas débat. Que Paris ait, à divers moments, »poété plus haut que son luth« (pour reprendre une expression d’Alexandre Dumas fils) est indubitable. Mais les interférences entre les multiples causes qui ont conduit Paris de la préservation par les armes d’une »Algérie française« aux accords d’Évian ne trouvent que partiellement leur compte dans »›L’Algérie, c’est la France‹«.

1 Citons après le classique Horst Gründer, Geschichte der deutschen Kolonien, Stuttgart 1985; Winfried Speitkamp, Deutsche Kolonialgeschichte, Ditzingen 2005; Sebastian Conrad, Deutsche Kolonialgeschichte, Munich 2008, etc.
2 Jürgen Osterhammel, Kolonialismus. Geschichte, Formen, Folgen, Munich 1995, édition complétée en collaboration avec Jan C. Jansen publiée à Munich 2012; id., Dekolonisation. Das Ende der Imperien, Munich 2013; Wolfgang Reinhard, Kleine Geschichte des Kolonialismus, Stuttgart 1996, ou encore, id., Die Unterwerfung der Welt. Globalgeschichte der europäischen Expansion 1415–2015, Munich 2016; Ludolf Pelizaeus, Der Kolonialismus. Geschichte der europäischen Expansion, Wiesbaden 2008; etc.
3 Hartmut Elsenhans, Frankreichs Algerienkrieg 1954–1962. Entkolonisierungsversuch einer kapitalistischen Metropole. Zum Zusammenbruch der Kolonialreiche, Munich 1974.
4 Sabah Bouhsini, Die Rolle Nordafrikas (Marokko, Algerien, Tunesien) in den deutsch-französischen Beziehungen von 1950 bis 1962, Aix-la-Chapelle 2000.
5 Fabian Klose, Menschenrechte im Schatten kolonialer Gewalt. Die Dekolonisierungskriege in Kenia und Algerien 1945–1962, Munich 2009.
6 Jean-Charles Jauffret, Ces officiers qui ont dit non à la torture. Algérie 1954–1962, Paris 2005, p. 25.
7 Ibid., p. 26.
8 Cf. e. a. les déclarations d’Hélie Denoix de Saint Marc à l’issue de son procès, le 5 juin 1961.
9 Jauffret (voir n. 6), p. 142.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jean-Paul Cahn, Rezension von/compte rendu de: Valentin Katzer, »L’Algérie, c’est la France«. Die französische Nordafrikapolitik zwischen Anspruch und Realität (1946– 1962), Stuttgart (Franz Steiner Verlag) 2016, 429 p., 2 b/w ill. (Studien zur modernen Geschichte, 61), ISBN 978-3-515-11353-3, EUR 66,00., in: Francia-Recensio 2017/4, 19./20. Jahrhundert – Histoire contemporaine, DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43169