Cet ouvrage au format »livre d’art« se présente comme une monographie scientifique d’histoire de l’architecture consacrée à l’ensemble bâti de l’abbaye cistercienne d’Aiguebelle (Drôme), depuis la fondation de celle-ci en 1137 jusqu’à l’aube du XXIe siècle. Le site présente la particularité d’avoir connu une interruption relativement réduite de la vie monastique entre 1790 et 1816, un nouvel essor au XIXe siècle, et d’héberger encore aujourd’hui une communauté de l’ordre cistercien de la Stricte Observance, héritière directe des nouveaux fondateurs de 1816 et fondée à se réclamer l’héritière spirituelle des pères fondateurs du XIIe siècle. De ce fait, le monastère se compose aujourd’hui de bâtiments qui portent les traces de très nombreuses constructions, destructions et reconstructions qui s’échelonnent tout le long de ses neuf siècles d’histoire. Autre originalité, ces interventions ont pratiquement toutes été réalisées dans le respect du style originel.
La recherche a été motivée par une commande: au début des années 2000, sur le conseil des Monuments historiques, la communauté monastique a sollicité l’École nationale supérieure d’architecture pour réaliser l’étude de ses bâtiments afin de pouvoir réaliser des travaux à visée à la fois pratique et mémorielle. Les professeurs ont accepté la proposition et ont organisé un chantier école dans lequel ils ont également impliqué leurs collègues de la Technische Universität de Dortmund. Au total, quatre enseignants (dont l’auteur) et 127 étudiants de ces deux institutions ont contribué entre 2002 et 2008 à des recherches bibliographiques, des dépouillements d’archives, des opérations de prospection sur le terrain, des levés de plans, et la réalisation de coupes et d’élévations.
Cette diversité de contributions et le sérieux avec lequel elles ont été réalisées font la richesse et l’intérêt du livre. L’équipe offre à la communauté scientifique un nouveau plan masse du monastère (p. 79) et de l’église (p. 81), d’importantes coupes (comme celle, transversale, de l’abbatiale, p. 99), publie de précieux documents iconographiques anciens (par exemple la représentation schématique de l’abbaye dans la seconde moitié du XVe siècle, p. 18; les vieilles vues d’artistes comme le lavis de 1825–1830 à la p. 138 ou la gravure de 1845–1850 aux p. 96–97; des photographies anciennes comme celle de 1864, p. 121), des cartes analytiques (comme la représentation partielle de l’expansion du temporel de l’abbaye entre 1137 et 1281 à la p. 22, puis entre 1281 et 1789 à la p. 202), des photographies donnant à voir des découvertes archéologiques (comme celles des bornes du domaine, à la p. 208), ainsi que des extraits de sources et de textes historiographiques majeurs (par exemple p 32 pour les destructions occasionnées par les guerres de Religion).
Le lecteur déplorera toutefois un grand nombre de choix malheureux de mise en page. Les supports graphiques de recherches essentielles sont présentées dans un format si petit qu’elles en deviennent illisibles: c’est le cas des très importantes perspectives axonométriques présentant des hypothèses sur les phases d’évolution de l’abbatiale (p. 75), des coupes (p. 85, 103, 152), des relevés de bâti (p. 105, 186), et même de certaines photographies (par exemple celles des éléments préservés du réseau hydraulique ancien présentées sous forme de vignettes, p. 237). D’autres n’ont pas été complètement mises en forme (comme le plan de l’absidiole nord présenté dans son premier état manuscrit p. 125). À l’inverse, un certain nombre de documents présentant des détails simples ou insérés dans un but purement illustratif occupent un espace exagéré (ainsi la photographie pleine page de l’abbaye de Sénanque, p. 84), pour des raisons plus esthétiques que scientifiques.
Sur la forme, l’ouvrage oscille entre les démarches de l’histoire, de l’archéologie, de l’histoire de l’art et de la critique d’art. Si les recherches ont été menées avec beaucoup de rigueur et de bonne volonté, la démarche n’est véritablement aboutie dans aucun de ces domaines. Le texte offre de passionnantes réflexions sur des problèmes ponctuels, des descriptions précises et détaillées des bâtiments, mais les analyses d’ensemble (notamment celles de la très courte conclusion, p. 245–246) restent peu convaincantes et se contentent souvent de s’ajuster à un état ancien de l’historiographie. Ainsi l’auteur défend-il la théorie obsolète de l’existence d’un »art cistercien« tout en proposant nombre d’informations qui auraient pu contribuer aux réflexions actuelles déconstruisant ce concept. De même pour l’»économie cistercienne«. Le plan d’ensemble traduit cette hésitation entre différentes disciplines: la première partie (p. 12–61), consacrée à l’histoire du monastère et de l’ordre, est conçue comme une simple introduction contextuelle; la seconde (p. 63– 199), qui examine l’un après l’autre les différents bâtiments du monastère en alternant les démarches de l’histoire de l’art, de l’archéologie du bâti et de la critique d’art, constitue le cœur de l’ouvrage; la dernière (p. 201–243), combine l’histoire économique et l’histoire des techniques et se propose de réaliser l’étude archéologique des bâtiments et des constructions utilitaires extérieurs au site du monastère. L’ouvrage se termine par la liste des sources, la bibliographie, un glossaire à destination du grand public, deux index anthroponymique et toponymique, et une table des très nombreuses illustrations (p. 247–264).
Sur le fond, l’ouvrage démontre la difficulté actuelle de dater précisément les différents éléments de bâtiments à l’histoire aussi complexe. Les phases de construction se sont donc succédé suivant des logiques esthétiques et fonctionnelles. L’abbatiale aurait été construite à partir de 1144, puis son chevet remodelé au début du XIIIe siècle pour faire face à un afflux de vocations (l’équipe apporte quelques nouveaux arguments en faveur de l’hypothèse du passage d’un chevet plat à un chevet à chapelles semi-circulaires à ce moment-là). L’abbaye fut dotée d’éléments de fortification à la fin du XIVe siècle ou au début du XVe , dans le contexte de son occupation en 1402 par les compagnies franches qui pillaient le Dauphiné – mais on ignore l’ampleur des dégâts qu’elle subit alors. Les bâtiments furent plus fortement endommagés par un tremblement de terre en 1549, puis par les guerres de Religion en 1574. Les reconstructions furent menées au XVIIe siècle avec des moyens limités mais un souci esthétique, habituel dans le contexte régional, d’imiter le style médiéval »roman«, qui transforma probablement de manière importante l’aspect des bâtiments des XIIe et XIIIe siècles, et commença à faire de l’ensemble ce »palimpseste bâti« qu’il est devenu aujourd’hui, pour reprendre cette image séduisante proposée p. 71.
Si l’ensemble se dégrada entre 1790 et 1815, au moment de sa réutilisation comme centre d’exploitation agricole, il fut restauré et réaménagé pendant tout le XIXe siècle, lorsque la mise en place d’une communauté de trappistes réformés par Augustin de Lestrange multiplia les vocations et augmenta le nombre de membres de la communauté jusqu’à 200. Là aussi, les responsables optèrent pour l’imitation de formes architecturales médiévales afin d’afficher leur volonté de s’inscrire dans la tradition cistercienne la plus ancienne et authentique. Enfin, les interventions du XXe siècle, lors des lourdes restaurations de 1930–1944 ou celles des années 1970–1980, ne sont finalement guère mieux documentées que les autres. Elles prolongèrent autant que possible cette tentative de donner une uniformité à l’ensemble en adoptant un parti pris néomédiéval. Au-delà de l’histoire particulière de ce monastère et de sa communauté, cette recherche met l’accent sur l’importance du contexte local à toutes les époques, par les parallèles qu’elle dresse avec les »sœurs provençales« d’Aiguebelle, les monastères cisterciens de Sénanque, Silvacane et du Thoronet, mais aussi avec les ensembles bâtis non cisterciens.
Il s’agit en fin de compte d’un ouvrage atypique et stimulant. Il ébauche un premier bilan global de l’histoire médiévale des bâtiments d’Aiguebelle et s’avère surtout précieux par l’étude qu’il propose des évolutions connues par les bâtiments d’une abbaye cistercienne aux époques moderne et contemporaine, qui en fait un pionnier du genre. Une présentation chronologique plutôt que topographique des bâtiments aurait cependant clarifié son propos.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Ghislain Baury, Rezension von/compte rendu de: Yves Bottineau-Fuchs, L’abbaye Notre-Dame d’Aiguebelle. L’art cistercien réinventé, Paris (Éditions A. et J. Picard) 2017, 264 p., 206 ill. en coul., ISBN 978-2-7084-1021-3, EUR 39,00., in: Francia-Recensio 2017/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43269