Maximilian Diesenberger nous livre ici une étude fondamentale sur le sens et la place qu’il convient de donner à la prédication dans le monde carolingien. Si les études concernant l’Antiquité tardive et les derniers siècles du Moyen Âge ne manquent pas sur cette question, la période du haut Moyen Âge n’a, jusqu’à présent, pas donné lieu à des travaux très approfondis sur ce sujet: d’une part parce qu’on pensait que la prédication de l’époque carolingienne s’appuyait sur des compilations de sermons antérieurs, reproduits sans grand changement; d’autre part parce que le matériau lui-même n’est pas si facile à appréhender. C’est tout l’intérêt de la présente étude que de mettre au centre du propos une collection de 145 sermons et passions, compilés dans l’ordre du calendrier liturgique et accompagnés de 25 textes à caractère moral, concernant en particulier l’exercice de la justice. L’unique manuscrit complet, aujourd’hui conservé à Wurtzbourg, a été rédigé à Freising sous l’évêque Hitto (811–836), mais il existe aussi des fragments de la même compilation, tous rédigés en Bavière dans la première moitié du IXe siècle et l’auteur n’a pas de mal à convaincre que l’origine de cette collection vient de l’église épiscopale de Salzbourg et qu’elle a été commanditée par l’archevêque Arn (785–821), probablement dans les premières années du IXe siècle. On peut penser que l’usage de ce manuscrit n’était pas seulement liturgique mais qu’il était aussi destiné, tel un miroir du prince, à un des grands personnages laïques de Bavière comme le praefectus Audulf, bien connu d’Arn de Salzbourg aux côtés duquel il avait exercé la fonction de missus de l’empereur en 802.
Le livre est construit en sept chapitres qui envisagent la documentation et le contexte de sa rédaction (1), ceux qui sont en charge de la »prédication« au sens le plus large de ce terme (2), les lieux privilégiés de la prédication (3), la théorie et la pratique de la prédication dans le haut Moyen Âge (4), la prédication des saints, telle qu’elle apparaît dans les »Passiones« comme instrument politique (5), enfin les relations entre prédication et droit (6), prédication et propriété (7). Après une vingtaine de pages de conclusion (8) se place une annexe qui détaille le contenu de la collection dont Maximilian Diesenberger a également édité une partie (p. 412–454).
C’est tout l’intérêt de la démarche qui consiste à partir d’une documentation bien précise que d’amener à de nouvelles interrogations: de cette manière, Maxilimian Diesenberger fait des sermons, et de la prédication au sens large, un véritable point de cristallisation du discours politique et de la volonté de réforme et d’unification de l’empire par Charlemagne. Il pose ainsi la question de savoir qui »prêche«, à qui et dans quels contextes, et souligne la volonté d’enrôler de larges catégories de la société dans l’effort de diffusion de la bonne parole: les évêques et les prêtres en premier lieu, mais aussi les moines et les chanoines, les grands laïques dans le cadre de leur office et même les femmes au sein de leurs familles. Le souverain lui-même peut parfaitement être reconnu comme »prédicateur«. Dans ces conditions, la collection ici étudiée peut être considérée avant tout comme un instrument de pouvoir, répondant aux problèmes spécifiques de la société bavaroise après la chute de Tassilon et dans le contexte de la réforme, ce qui permet de relier cette documentation à l’ensemble des lettres, capitulaires, canons de synodes et miroirs des princes qui visent à faire rayonner l’esprit de la réforme dans une relation constante entre le cœur de l’empire et sa périphérie.
On comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi une collection de sermons et de vies de saints martyrs contient aussi de nombreux textes se rapportant à la nécessité de faire bonne justice, mot d’ordre prioritaire et incontournable de toute l’entreprise menée par les Carolingiens: aux côtés du concile et de la visite diocésaine, le tribunal est aussi un lieu privilégié pour »prêcher«. Et dans un long chapitre consacré à la théorie de la prédication telle qu’elle était connue dans la Bavière du IXe siècle, Maximilian Diesenberger pose également la question de la prédication en langue vernaculaire qui est d’autant plus importante qu’il s’agit là d’un espace qui a produit les plus anciens témoins manuscrits contenant des bribes de vieil-haut-allemand, également datés de la première moitié du IXe siècle.
Les deux derniers chapitres du livre se focalisent sur des points particuliers: il s’agit tout d’abord de réfléchir au lien privilégié entre le prédicateur et le juge. La collection donne en effet un grand nombre d’exemples de juges, bons et mauvais, notamment à travers les passions des saints en butte à la cruauté de leurs juges-bourreaux. Mais cette question de la justice rencontre aussi le problème du serment et du parjure, dont on peut penser qu’elle était très sensible en Bavière depuis la destitution du duc Tassilon en 788 et dans le contexte de l’obligation pour tous les hommes libres de prêter serment à l’empereur: on trouve en effet pas moins de trois textes de la collection qui traitent du parjure, une question centrale aussi pour tous ceux qui exercent une charge missatique puisqu’ils ont la possibilité de contraindre les hommes libres à prêter serment dans le cadre de la procédure inquisitoire depuis 802. Il s’agit ensuite d’étudier en profondeur ce que dit la collection de la propriété et de la richesse, et plus encore de la cupiditas, »racine de tous les maux« (1 Tim. 6, 10). Maximilian Diesenberger apporte ici une pierre supplémentaire aux nombreux travaux autour du don, de la place de l’aumône et de la pauvreté comme valeur morale et on suggèrera d’ajouter à la riche bibliographie déjà présente dans cet ouvrage l’étude de Valentina Toneatto1. .
Si on ne peut entrer dans tous les détails et toutes les démonstrations de l’ouvrage, on soulignera la qualité de la démonstration de Maximilian Diesenberger qui montre bien comment la prédication constitue un élément central de la politique carolingienne parce qu’elle parvient à diffuser dans l’ensemble de l’empire les normes de contrôle et les modèles émanant de la cour: »en bref, c’était un medium idéal qui pouvait diffuser de manière décisive la politique du souverain et servir à la cohésion sociale de son empire« (p. 392). Le fait que ces normes ne soient pas uniformément ni systématiquement appliquées et respectées par les élites elles-mêmes ne doit pas nous conduire à sous-estimer ce type de documentation qui fournissait une sorte de »répertoire moral« correspondant à la volonté du souverain et légitimait la possibilité de destituer ceux qui ne s’y pliaient pas.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Geneviève Bührer-Thierry, Rezension von/compte rendu de: Maximilian Diesenberger, Predigt und Politik im frühmittelalterlichen Bayern. Arn von Salzburg, Karl der Große und die Salzburger Sermones-Sammlung, Berlin, New York (De Gruyter) 2016, XII–507 S. (Millennium-Studien zu Kultur und Geschichte des ersten Jahrtausends n. Chr./Millenium Studies in the Culture and History of the First Millennium C. E., 58), ISBN 978-3-11-044117-8, EUR 109,95., in: Francia-Recensio 2017/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43273