Comme le fait remarquer Christian Lackner dans son introduction (p. 9–18), les questions d’autographie ont connu ces dernières années un regain d’intérêt dans les études médiévales, regain qui a, néanmoins, concerné les livres et les textes »littéraires« plus que les documents de la pratique, alors que ces mêmes questions sont des thèmes anciens de la diplomatique des actes du haut Moyen Âge. Il suffit de penser à la question du Vollziehungsstrich, ou encore à la synthèse de Benoît-Michel Tock1 . C’est sans doute, du reste, également lié aux développements différenciés des études diplomatiques selon les différentes périodes considérées – en tout cas, il n’est pas indifférent, comme il le note également, que cette question ait été aussi renouvelée, pour les périodes intéressant ce volume, par les études d’épistolographie, qui sont pareillement en plein renouvellement depuis quelques temps.
Ce livre, issu d’un colloque de 2014, associe des études portant sur des sphères et des objets divers, unis par la notion d’écriture autographe des puissants. S’intéresser à l’autographie par le biais de scripteurs remarquables a le grand intérêt de permettre de rattacher les éléments d’analyse des écritures à des contextes sociaux mieux connus et plus vastes – ne serait-ce qu’en permettant d’assurer la réponse à la question de savoir »de qui« une écriture est »autographe«. Si cela n’épuise, bien entendu, pas les possibilités de réflexion autour des usages de l’écriture autographe et/ou personnelle, cela fournit un excellent angle d’approche, tout à fait complémentaire d’autres démarches.
Claudia Märtl se penche sur les autographes des Borgia (»Autographen der Borgia«, p. 19–47). Après avoir noté que l’intérêt, voire la fascination, pour ces pièces ne date pas d’hier, d’une manière que l’on explique aisément par les personnalités concernées, elle en rappelle la conservation à Mantoue, Modène, au Vatican ou à Valence, en en retraçant concisément l’histoire scientifique et la situation éditoriale. Elle signale un ensemble tout particulièrement remarquable à l’Archivio Segreto Vaticano, autour d’Alexandre VI (1492–1503), et notamment une correspondance pour l’année 1494 dont le pendant se trouve conservé à Valence. Elle note l’importance particulière accordée par Alexandre à l’écriture autographe, qui lui permet de signaler un attachement particulier envers le destinataire ou une importance particulière donnée à la matière. D’intéressante manière, ses usages graphiques sont également influencés par la langue utilisée: une écriture proche de l’humanistique cursive pour le latin, une gothique de chancellerie pour les langues vernaculaires. Elle se penche également sur les écritures de ses enfants César, Jean, Lucrèce et Geoffroi (âgé de douze ans au moment où elle est ici saisie). Finalement, le dossier analysé ici est montré comme un excellent échantillon d’usage de l’écrit dans les hautes sphères sociales, notamment par un Alexandre dont il est rappelé qu’il maîtrise trois styles d’écritures et quatre langues, et est visiblement conscient du potentiel symbolique de ces derniers; seules d’autres recherches pourront, en revanche, rendre compte de la représentativité ou non de cet échantillon. Une annexe donne le catalogue des pièces étudiées et de leurs éditions, pour les pièces vaticanes et valenciennes.
Martin Wagendorfer (»Die Guarino-Übersetzung von Strabos ›Geographie‹ in Burney 107 der British Library in London und ihre Schreiber. Ein Addendum zu den Autographa des Eneas Silvius Piccolomini«, p. 49–67), revient sur l’une des pièces de la bibliothèque dispersée de Piccolomini (1405–1464), un exemplaire incomplet de la traduction par Guarino Veronese de la »Géographie« de Strabon, déjà bien connu, mais en se penchant à nouveaux frais sur les questions d’écriture. Ce manuscrit est écrit par de nombreuses mains, ce qui avait été interprété comme le signe de »livraisons« successives, hypothèse que l’auteur ne tient pas pour vraisemblable. Il discerne dix mains différentes, dont les écritures sont très diverses, tant par leurs origines géographiques que par le soin mis à l’exécution; il est notable que les changements de mains n’apparaissent pas à l’intérieur des différents cahiers, s’ils ne tiennent, en revanche, aucun compte des livres qui divisent l’ouvrage. Et, surtout, l’une de ces mains n’est autre que celle de Piccolomini, outre ses annotations marginales qui étaient déjà bien connues, sans compter deux mains qui appartiennent à des scribes de son entourage. C’est donc sous son contrôle et sur son ordre que le manuscrit fut copié, et ce de manière assez pressée, peut-être selon un système proche de celui de la pecia. L’auteur développe alors un scénario plausible pour la confection du manuscrit en 1455, moment où le futur Pie II (1458–1464) aurait eu une copie antérieure du texte à disposition pour un bref moment.
En un impressionnant texte de 80 pages (»Autographen von Kardinälen des 13. und 14.Jahrhunderts«, p. 69–148), Werner Maleczek trace un tableau très complet des interventions autographes cardinalices et de leurs diverses sortes. Cela commence par les privilèges pontificaux à partir d’Alexandre II (1061–1073) et surtout Pascal II (1099–1118) et, de manière vraiment régulière, Innocent II (1130–1143). Cela continue avec les autographes des cardinaux-légats, puis avec un excursus sur les écritures autographes des papes pendant les temps d’Avignon et du schisme. La question est ensuite explorée sous l’angle des activités des cardinaux à la chancellerie et à la pénitencerie, puis sous celle de l’intervention autographe des cardinaux dans leurs testaments ou en tant qu’exécuteurs testamentaires. Suit un second excursus consacré aux témoignages autographes de cardinaux avant qu’ils ne le fussent devenus. C’est ensuite le temps particulier du Grand Schisme qui est exploré, en deux sections distinctes, avant un retour sur les principaux points de ce robuste article. Si, au fil du temps, les interventions autographes des cardinaux se font plus rares dans la production »normale« de la chancellerie, notamment par l’effet de la concurrence faite par la bulle au privilège solennel, elles ne s’arrêtent jamais totalement. Les effets du schisme, qui poussent les cardinaux sur le devant de la scène et leur donne une liberté d’action accrue, augmentent les témoignages autographes. Le tableau dressé par l’auteur, appuyé sur de très nombreux exemples, démonstrations et illustrations, permet d’accéder à une sorte de coupe transversale des différentes possibilités d’activité autographe, et au lecteur de retrouver au fil du texte tel ou tel thème ou personnage qu’il connaît par ailleurs (ainsi, pour l’auteur de ces lignes, le futur chancelier Pierre de La Forêt, p. 124).
Après les cardinaux, ce sont les doges vénitiens qui sont abordés, sous la plume d’Irmgard Fees (»Die Unterschriften der Dogen von Venedig im 12. und 13. Jahrhundert«, p. 349–169). Les témoignages de leurs activités d’écriture sont exclusivement des actes, et plus précisément des souscriptions sur ceuxci. L’acte de doge le plus ancien que l’on ait en original date de 1090. Les souscriptions sont la plupart du temps autographes, à quelques exceptions près, comme celle que représente Enrico Dandolo après qu’il avait perdu la vue. Leurs souscriptions témoignent d’un haut niveau d’usage de l’écriture, comme le montrent les dix-huit cas évoqués entre 1090 et 1311, de Vitale Falier à Pietro Gradenigo. Ils permettent de suivre pour ainsi dire pas à pas l’évolution textuelle et, surtout, graphique de formules évidemment très encadrées au fil des ans et des personnes (par exemple, les traits gothiques et leur intégration par différents acteurs au fil du temps).
Nicholas Vincent (»The Personal Role of the Kings of England in the Production of Royal Letters and Charters [to 1330]«, p. 171–184), aborde, quant à lui, la question par un angle un peu détourné, puisque comme il le rappelle d’entrée, il n’y a aucun signe d’une quelconque signature ou souscription autographe d’un roi anglais avant Édouard III. Même la capacité d’écrire des souverains n’est pas attestée directement avant 1330, quand bien même la capacité de lecture est plus assurée et qu’il faut sans doute supposer aux rois d’Angleterre une literacy ancienne. Le moyen de validation des actes est le sceau (celui d’Édouard le Confesseur est le premier à avoir survécu), accompagné de sortes de signes extérieurs de validité donnés par un certain nombre d’éléments graphiques solennels et/ou attendus. Les signa portés par les documents datant d’avant le règne d’Étienne (1135–1154) ne sont certainement absolument pas autographes; et il n’y aura, de toute façon, plus rien qui y ressemble entre ce dernière règne et 1330. Dans les types d’actes développés au cours de cette période, se basant sur le modèle du writ anglo-saxon, c’est le sceau seul qui valide, à l’exception de toute souscription. L’auteur part donc à la recherche d’autres modes d’intervention personnelle, telles que des interventions dans les procédures de la chancellerie, des cérémonies juridiques (hélas, celle qui aurait concerné la »Magna Carta« à Runnymede semble n’être qu’une légende), l’usage lié de la formule teste me ipso pour manifester la présence ou l’engagement royal, l’influence possible sur la rédaction de certaines lettres … L’auteur conclut que si la présence royale n’est pas graphiquement marquée avant 1330, elle existe, et qu’elle peut être retrouvée derrière les chartes.
Sur cet arrière-plan, le texte de Malcolm Vale (»›With Mine Own Hand‹. The Use of the Autograph by English Rulers in the Later Middle Ages, c. 1350–c. 1480«, p. 185–195), sonne presque comme une revanche, revanche annoncée dès la dernière page de l’article de N. Vincent. Remarquant tout d’abord que l’intérêt pour ces questions est assez récent dans la diplomatique anglaise, l’auteur évoque ensuite Henri V (1413–1422), notant au-delà de la légende fondée par Shakespeare son importante œuvre administrative et son usage privilégié de l’écriture en main propre. Il revient ensuite sur une sorte d’événement fondateur: Édouard III (1327–1377), acceptant d’écrire de sa main Pater Noster sur une lettre à Jean XXII qui lui tenait particulièrement à cœur. Mais avant Henri V, l’usage de l’autographie royale est très limité; c’est sous son règne que se répand l’usage d’un seing manuel composé des initiales du roi et de sa titulature. Outre à des évolutions administratives, l’usage de l’autographie peut aussi répondre au besoin d’une plus forte individualisation et d’une expression plus marquée de la volonté royale dans certains cas, notamment celui de lettres scellées du sceau du secret ou du signet, ou dans des missives dont certains exemples semblent avoir été entièrement écrits par les souverains concernés. L’usage de la main propre du roi est ainsi devenu l’une des nuances de la palette de son expression au travers des lettres, au-delà du simple fait administratif.
C’est au fond une suite logique que propose Claude Jeay (»L’autographie comme épiphanie du pouvoir. Écrits et signatures autographes des rois de France dans la seconde moitié du XIVe siècle«, p. 197–217). Après une éventuelle prémisse attribuable à Philippe V (1316–1322), c’est sous Jean le Bon (1350–1364) qu’apparaît la signature royale. L’auteur remet celle-ci, notamment d’un point de vue graphique, dans le contexte fourni par les souscriptions de notaires et leurs paraphes. Malgré l’existence d’ex-libris de Jean datant du moment où il n’était encore que duc de Normandie, la pratique de la signature royale n’apparaît qu’en 1357, alors que le roi est en captivité à Londres. D’autres exemples suivent, et l’on note une intensification de la pratique à partir de 1360. L’emploi de la signature est, au fond, destiné à rendre présent le roi dans son royaume, par-delà la distance et la captivité, en plus de marquer une intention particulière du souverain pour le ou les destinataires. La pratique est ensuite reprise par Charles V (1364–1380), qui l’étend au domaine de la charte à proprement parler, où la signature peut entrer en résonance avec le système sémiotique qui lui est propre. Charles VI (1380– 1422), affecté sans doute par ses absences, a quant à lui fait beaucoup moins usage de l’autographie que son père, confiant à des secrétaires de confiance la mission de porter sa marque – ouvrant la voie à ce qui deviendra une pratique administrative normale.
Daniela Rando (»Mit der Feder in der Hand regieren – Johannes Hinderbach ›revisited‹«, p. 219–227) se penche sur les activités d’écriture du princeévêque de Trente (1466–1486), activités qui, finalement, infusent tous les aspects de l’exercice de son pouvoir temporel et spirituel ou de ses occupations intellectuelles et érudites. Connu par ailleurs pour son rôle dans l’affaire du »meurtre rituel« de Simon de Trente et ses suites, il est aussi bien capable de reconnaître les mains ayant écrit livres ou chartes anciens que de commenter et corriger les livres de sa riche bibliothèque, de gloser la documentation juridique et administrative de son diocèse ou de peser sur sa liturgie et son personnel ecclésiastique. Écriture, savoir et autographie se mêlent ainsi dans l’exercice de son pouvoir, de sa culture et de son office.
Francisco M. Gimeno Blay (»Prácticas de escritura de Isabel la Católica: entre privacidad y política«, p. 229–262) étudie un exemple supplémentaire de l’usage de l’autographie par ceux qui exercent le pouvoir politique. Comme le prouve sa pratique testamentaire, la reine Isabelle (1474–1504) accordait une importance considérable à l’usage de sa signature autographe. Cette importance concernait aussi bien la correspondance personnelle que la production documentaire. Un important gisement est représenté, de ce point de vue, par sa correspondance avec le roi Ferdinand II d’Aragon, et encore plus important est le »Memorial des la cosas que tenía que despachar con sus secretarios«, agenda autographe de la reine et témoin privilégié de son action au jour le jour. L’auteur donne des exemples successifs rythmés par les formulations utilisées pour sa signature au fur et à mesure du temps et de ses changements de statut (infante, reine …).
Alain Marchandisse et Bertrand Schnerb (»L’usage de la signature par les premiers ducs de Bourgogne de la Maison de Valois«, p. 263–279) guident le regard vers les principautés, niveau d’exercice toujours intéressant en matière de diplomatique. Si l’on ne connaît aucune signature de Philippe le Hardi (1363–1404), Jean Sans Peur (1404–1419) a, quant à lui, laissé sa signature et une mention autographe sur un certain nombre de documents. La signature ducale, comme dans un certain nombre de cas croisés plus haut, donnait plus de force au document qui la portait que s’il n’était pourvu que des moyens habituels, sceau ou signet. D’abord employée dans les pratiques de la diplomatie, elle peut ainsi renforcer un mandement pour convaincre un agent récalcitrant. À partir de 1416, on en trouve aussi sur des lettres patentes, lettres de don, par exemple. Sous Philippe le Bon (1419–1467), les usages, toujours différenciés, se font plus systématiques, et concernent tant l’administration ou les finances que la diplomatie et la correspondance personnelle; sous Charles le Téméraire (1467–1477), la signature tend même à se »banaliser«, pour reprendre les termes employés par les auteurs.
Enfin, Claudia Feller (»›Mit ewr selbs hand in gueter groser gehaim‹. Eigenhändige Briefe der Herzogin Margarethe von Bayern-Landshut an ihren Bruder Herzog Albrecht V. von Österreich«, p. 281–312), se tourne vers des autographes de textes entiers. Elle se concentre sur trois lettres de la duchesse Marguerite (1412–1447), après avoir rapidement présenté quelques éléments biographiques autour de son mariage malheureux avec Henri XVI de Bavière (1393–1450); elle analyse les trois lettres closes qu’elle envoya à son frère, prouvant par là-même sa maitrise de l’écrit. Elle remet leur autographie dans le contexte des pratiques de son milieu familial et culturel, notant qu’elle est la première duchesse Habsbourg de qui on ait des pièces écrites de sa propre main. Le contenu des lettres est fortement influencé par les difficultés qu’elle éprouva avec son mari et les relations de ce dernier avec sa famille; elles semblent révéler une relation affectueuse, en revanche, avec son frère auquel elles sont adressées. Les lettres, ainsi qu’un document donné par ce dernier, sont édités en annexe
L’ouvrage est abondamment illustré en noir et blanc. Comme les images ne sont pas imprimées sur des planches spéciales, mais au fil des pages normales, elles ne sont pas d’une qualité supérieure, mais elles remplissent parfaitement leur rôle et offrent un beau panorama d’autographie et de cursivité à divers degrés, dans des ambiances graphiques diverses. D’une manière ou d’une autre, tous les auteurs insistent sur le rapport entre l’usage de l’écriture autographe et la personnalité, qu’il s’agisse de son emploi comme marque d’attention, d’insistance ou d’affection, ou de son interprétation historique comme un élément dénotant un personnage hors du commun. Du reste, cette question reflète bien un aspect déjà bien connu de l’exercice du pouvoir médiéval: l’inextricable imbrication, du moins à nos yeux contemporains, du »public« et du »privé«, de l’administratif et du personnel, de l’affectif et de l’efficace. Ce n’était pas l’objet d’un livre dont la démarche s’est avérée fort fructueuse, mais il serait sans doute intéressant, au-delà, de mettre les riches résultats obtenus par les contributions de cet ouvrage en résonance avec les usages »normaux« (notariat …) de l’autographie. Quoi qu’il en soit, par son objet bien ciblé et ses communications riches, profondément documentées et bien illustrées, ce volume apporte une importante et passionnante contribution aux réflexions sur ce que signifie écrire de sa main aux derniers siècles du Moyen Âge européen.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Sébastien Barret, Rezension von/compte rendu de: Claudia Feller, Christian Lackner (Hg.), »Manu propria«. Vom eigenhändigen Schreiben der Mächtigen (13.–15. Jahrhundert), Köln, Weimar, Wien (Böhlau) 2016, 316 S., 115 Abb. (Veröffentlichungen des Instituts für Österreichische Geschichtsforschung, 67), ISBN 978-3-205-20401-5, EUR 60,00., in: Francia-Recensio 2017/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43275