À la veille de la commémoration des 500 ans de la Réforme, on ne compte plus les ouvrages qui proposent des réexamens, bilans historiques, synthèses critiques sur l’apport du ou des protestantismes et sur l’»héritage« de la Réforme et de son héros fondateur, Martin Luther. Le présent ouvrage se penche plus spécifquement sur la question de l’éducation, de l’enseignement et de la culture, les trois aspects étant intimement liés dans la notion allemande de Bildung, qui aujourd’hui inclut de facto la Erziehung. La perspective triple apparaît dès le sous-titre: il s’agit tout à la fois d’examiner les permanences d’un substrat religieux, voire théologique, qui vont de pair avec de profondes transformations historiques intervenues au fl des siècles (pluralisme confessionnel, religion »éclairée«, sécularisation progressive, etc.), de se confronter aux défs du présent (privatisation de la foi, refondation des valeurs de l’éthique sur des bases non religieuses) et d’ouvrir quelques perspectives pour l’avenir proche à la conception évangélique de la Bildung. Contre la tentation d’une autocélébration idéalisante, ou de revendication d’exclusivité émise par une confession, la réfexion prétend également inclure un héritage éventuel pour ceux qui se trouvent à l’extérieur de l’Église luthérienne, voire du christianisme.
Parmi les problèmes aigus qui se posent dans la société allemande de ce début de XXIe siècle, on compte en effet la désaffection croissante des croyants envers les Églises, dont témoignent aussi bien la fréquentation en baisse des manifestations religieuses que les nombreuses »sorties de l’Église« offcielles (Kirchenaustritte), dont les motivations sont certes multiples et pas strictement religieuses. L’autre problème de taille est constitué par la transformation des sociétés européennes, devenues multi-religieuses, avec en particulier le poids croissant de l’Islam, et/ ou indifférentes, voire athées. En conséquence, aucune tradition religieuse, fût-elle fondatrice, ne peut plus prétendre donner le ton ni imposer ses conceptions éthiques aux citoyens sans toucher aux bases de la paix sociale.
La question de l’éducation et de l’enseignement est de fait centrale si l’on tient compte de la sociologie particulière de l’Allemagne, avec de réels besoins en éducation de populations pauvres, défavorisées, ou encore des immigrés, sans oublier l’héritage encombrant d’un système éducatif athée dans l’exRDA. L’auteur a beau jeu de rappeler le principe de subsidiarité qui est à la base du concept moderne de démocratie, et de relever le fait que trop souvent, l’État s’en remet aux Églises protestantes, à ses institutions et à ses très nombreux bénévoles pour assumer ces tâches. Or la relève générationnelle s’avère diffcile à effectuer, en raison des compétences exigées, et le protestantisme passe plus que jamais pour une religion des élites. Une autre question essentielle a trait à l’enseignement du fait religieux à l’école, à son contenu autant qu’à ses modalités. Pour l’auteur, il est évident que les enfants ont besoin de notions religieuses, par exemple pour affronter des expériences ou traumatismes existentiels tels que la mort. Dans ce cas, l’articulation entre les différents aspects de la Bildung (l’enseignement dans le cadre scolaire, mais aussi la formation d’un adulte en puissance, futur citoyen) peut s’avérer délicate.
L’ouvrage, clairement construit en cinq grands chapitres plus un épilogue en forme de »thèses« (!), et très pédagogique dans ses explications (au prix de redondances et lourdeurs rhétoriques), propose un état des lieux assez complet pour ce qui est de l’Allemagne, liste les questions et problèmes à régler, dans une volonté affchée de réconcilier la foi et le savoir scientifque. L’objectif affché est d’élaborer une théorie éducative protestante complète, qui sache allier les acquis du passé aux défs du monde actuel.
Si l’on ne peut que souscrire à une grande partie du diagnostic porté sur la société allemande, ainsi qu’aux postulats éducatifs énoncés (l’ouverture à l’Autre, la tolérance, le respect du droit et la justice, la quête de paix sociale ...), qui incluent des aspects psychologiques, on ne peut cacher le fait qu’il s’agit à l’évidence d’un livre »à usage interne«, écrit par un protestant luthérien, grand spécialiste de pédagogie religieuse à Tübingen, et rédigé à l’intention d’un public protestant, avec la collaboration d’institutions et de personnes partageant les mêmes convictions et la même foi, qu’il s’agit surtout de rassurer et de remobiliser dans un même combat. Le rappel historique des grands noms de pédagogues protestants, tels Jan Amos Comenius ou Hermann August Francke, glisse très rapidement sur l’apport de Melanchton pour remettre en mémoire les positions de Luther, le Père fondateur, et contrecarrer l’association fréquente aujourd’hui entre les notions de Bildung et d’éducation et les acquis des Lumières et de la modernité, ce qui risque de diluer l’importance historique de la Réforme. Un chapitre aborde la question d’une refondation possible de l’éthique en dehors d’un système religieux – avec de très brèves références à Jürgen Habermas (Diskursethik) ou Hans Joas, qui demeurent hélas allusives. On est tout aussi réservé quant à la thèse fnale affrmant qu’il n’y aurait pas d’éducation possible sans Glaube (foi? conviction religieuse?) et plaidant pour une resacralisation de l’éducation, au-delà des confessions. C’est en outre un livre centré sur l’Allemagne, dans lequel les protestantismes divergents, par exemple de l’espace germanique (en Suisse) ne sont pas même évoqués. L’urgence invoquée concerne bien plutôt l’avenir même du protestantisme évangélique allemand. Certes, l’auteur, qui puise abondamment dans ses travaux antérieurs, est prudent, bien pensant, et plaide en faveur d’un dialogue œcuménique, mais il rejette clairement une vision laïque et sécularisée de la société qui semble pourtant irréversible. Cette posture limite de fait la portée de son message.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Marie-Thérèse Mourey, Rezension von/compte rendu de: Friedrich Schweitzer, Das Bildungserbe der Reformation. Bleibender Gehalt, Herausforderungen, Zukunftsperspektiven, Gütersloh (Gütersloher Verlagshaus) 2016, 304 S., ISBN 978-3-579-05443-8, EUR 22,99., in: Francia-Recensio 2017/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43383