Depuis les années 1990, l’histoire des transferts culturels, tout comme celle des loisirs, a connu un extraordinaire développement. C’est au croisement de ces deux champs de recherche que se situe ce volume. Fort judicieusement, les éditeurs ont choisi d’étendre la recherche jusqu’au cœur de la révolution industrielle, période où l’on peut commencer à parler d’une »culture de masse«, même si les ségrégations sociales et culturelles sont encore présentes dans une société où la place et la conduite attendue des femmes,très variable selon les lieux, est très codifiée, et où une tension apparaît entre un esprit des Lumières par essence européen, et des nationalismes naissants.

On ne s’étonnera pas de voir l’Angleterre, patrie d’origine de nombreux loisirs collectifs, mais aussi du tourisme, occuper une place de choix dans ce volume. On peut notamment attribuer son avance en la matière aux très nombreuses et très fréquentées public houses, autour desquelles s’organisent quantité d’activités ludiques tarifées, de sports, mais aussi de jeux d’argent, ainsi qu’à la disparition des structures corporatives qui, sur le continent, ont pu parfois empêcher les loisirs de se diversifier. C’est aussi en Angleterre qu’apparaissent, dès le milieu du XVIIIe siècle, les sports règlementés – avec public populaire, joueurs quasiment professionnels, et infrastructures ad hoc –, qui y font d’ailleurs souvent l’objet de paris (Peter Clark, Helsinki).

Ainsi, la commercialisation apparaît-elle comme un élément concomitant à la démocratisation des loisirs. On la retrouvera par exemple sur les »boulevards« parisiens, espace de loisirs créé dans les années 1770, et où se développe notamment le genre, très populaire mais moralement très controversé, du mélodrame (Carlotta Sorba Padoue), mais aussi dans les institutions récréatives – théâtres, vauxhalls pour les bals, parcs de loisirs, cafés et restaurants – créées surtout à partir du début du XIXe siècle dans les villes suédoises, et qui participent tout de même à une certaine ségrégation sociale (Dag Lindström, Uppsala).

Cette démocratisation, même relative, des loisirs, entraîne immanquablement une plus grande et nouvelle mixité sociale, notamment dans les parcs publics, dont l’accès est parfois limité et toujours réglementé, la conduite du vulgum pecus y faisant régulièrement l’objet de remarques et de sanctions, tout comme c’est le cas au théâtre. À Paris comme à Londres, on constate par conséquent, au XVIIIe siècle, une étonnante prolifération de manuels de civilité, même si le modèle »courtisan«, qui demeure dominant en France, est quelque peu discrédité en Angleterre, depuis la Glorieuse Révolution de 1688 (Laurent Turcot, Québec).

Français et Anglais sont d’ailleurs les plus fréquents visiteurs les uns des autres, mais c’est parfois au prix de certaines déconvenues, qui marquent bien les limites religieuses et morales des transferts culturels transnationaux. Que les dimanches sont tristes, en effet, pour un Français, dans l’Angleterre puritaine; que les bourgeois, confinés dans leur home sweet home, y sortent peu; et que les femmes y sont silencieuses lorsqu’elles se montrent au bal! L’Anglais, lui, peut voir au contraire dans la frénésie parisienne de distractions nocturnes assez débridées – et que tous fréquentent – un effet compensatoire au régime plus corseté qui gouverne la France, et qui y explique sans doute également l’absence d’équivalent de ces coffeehouses anglaises où les journaux sont lus avidement et donnent lieu à des discussions politiques enflammées (Clarisse Coulomb, Grenoble).

Un parallèle pourrait être tracé, ici, avec les cafés d’Istamboul, très nombreux dès le XVIe siècle. Lieu de vie exclusivement masculin, et où l’on ne sertni repas ni alcool, ils sont en effet aussi le réceptacle de vives et fréquentes discussions politiques, dont la géopolitique européenne n’est d’ailleurs pas exclue. C’est là, par exemple, que les janissaires, auteurs de nombreux coups d’état, recrutent une partie de leurs partisans, et qu’un théâtre d’ombres satyrique moque régulièrement les travers des gouvernants. Assis en tailleur sur des banquettes, artisans, commerçants, fonctionnaires, militaires, mais aussi dignitaires religieux, muhtar – maire de quartier – et quelquefois espions du pouvoir, s’y côtoient, y traitant d’affaires privées mais aussi commerciales. Apparue en Occident à partir du milieu du XVIIe siècle, l’institution gagnera peu à peu en mixité, tandis que la mode du café littéraire, créée à Paris au XVIIIe siècle, fera le chemin inverse en 1861, à l’initiative d’intellectuels de la bourgeoisie stambouliote occidentalisée (Cengiz Kirli, Istamboul).

La géopolitique peut, elle aussi, être à l’origine de transferts culturels, ainsi que le montre l’exemple de la Belgique, envahie au milieu du XVIIIe siècle par les troupes françaises, et dont l’opéra et la formation musicale seront durablement marqués, dans la capitale, par l’influence des modes musicales parisiennes, avant que la poussée du mouvement flamand ne tente, sans grand succès, d’y acclimater la musique allemande à partir des années 1840 (Koen Buyens, Bruxelles).

Quant à la peinture et à la sculpture, elles sont loin de se renfermer alors dans des musées par ailleurs pleins de vie: la rue, les vitrines des marchands d’art, les ateliers des artistes, les académies des beaux-arts, les associations culturelles et artistiques sont des endroits de sociabilité intense assez peu différents, à cette époque, des clubs, cafés et autres salons (J. Pedro Lorente, Saragosse).

Foyers par excellence de transferts culturels, les villes d’eaux, dont Bath constitue un modèle, offrent à un public d’élite un concentré de tous les plaisirs: promenades, théâtres, bals et concerts, maîtres à danser ou de cérémonie, peintres portraitistes, jeux d’argent, vie mondaine, hôtels, restaurants et cafés. Et l’internationalisation y est d’autant plus poussée que, tant le public que les personnels des diverses infrastructures et divertissements sont de nationalités très diversifiées, tandis que l’architecture »thermale« d’inspiration palladienne (crescents, colonnades, rotondes) connait, elle, une vogue européenne. Sans doute cette relative homogénéisation – où l’usage commun du français a sa part – doit-elle à la fois ses origines à la pratique britannique du Grand Tour en France et en Italie, au caractère européen des Lumières, et aux effets unificateurs de la mode. Bath ne fait ici souvent qu’adapter puis réexporter un certain nombre de modèles-types (Peter Borsay). Outre leur extraordinaire équipement en infrastructures de loisir, et leur rôle important dans le ballet diplomatique européen, la vogue alors commençante des villes d’eaux – elles ne connaîtront leur véritable apogée que plus tard – s’explique aussi par un autre phénomène culturel européen: celui du rousseauisme, qui les fait apparaître comme des havres de paix, comparées à des villes de plus en plus polluées par les effluves, le bruit, et la mixité sociale forcée qu’apporte avec elle l’industrialisation (Jill Steward, Newcastle).

Concomitante de celle-ci, l’implantation du chemin de fer a sans aucun doute été un vecteur favorable au développement du thermalisme, et a eu pour conséquence sa démocratisation croissante, tout comme celle des stations balnéaires, elles aussi de création anglaise, Boulogne et Dieppe en étant les premiers rejetons sur le continent. Bien que jouant un rôle relativement mineur dans les transferts culturels transnationaux, elles sont tout de même, au niveau britannique, l’occasion de contacts entre des populations venues des »quatre royaumes«. L’exemple de Brighton – plage préférée du prince régent, que la reine Victoria désertera assez vite, en raison de sa fréquentation devenue trop mélangée –, ou celui de Biarritz, montrent toutefois que, comme dans tout espace public ouvert et facilement accessible, ainsi qu’on l’a vu déjà pour les parcs publics, c’est un renforcement des clivages et stéréotypes sociaux qui s’opère sur les plages, mais aussi sur les promenades et dans les lieux fermés de divertissement, plutôt qu’une véritable perméabilité culturelle (John K. Walton, Vitoria).

Une vingtaine d’illustrations en noir et blanc, un index thématique et géographique ainsi qu’une bibliographie récapitulative, viennent compléter et agrémenter cet intéressant volume qui dresse un panorama assez complet de la question pendant la période évoquée.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Bernard Bruno, Rezension von/compte rendu de: Peter Borsay, Jan Hein Furnée (ed.), Leisure cultures in urban Europe, c. 1700–1870. A transnational perspective, Manchester (Manchester University Press) 2015, XVIII–293 p. (Studies in popular culture), ISBN 978-0-7190-8969-5, GBP 75,00., in: Francia-Recensio 2017/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43393