Nous voici arrivés, au bout d’un quart de siècle, au terme du cycle de commémorations, ouvert en 1789 par le bicentenaire de la Révolution française. Depuis lors, au fl de toute une série de colloques, d’expositions et de publications en tous genres, on a pu suivre pas à pas le parcours qui avait conduit il y a deux siècles aux péripéties de la Révolution puis à l’avènement de Bonaparte, à son élévation à l’empire, à sa domination de l’Europe et fnalement à sa chute. Après cet incroyable foisonnement, l’heure d’un premier bilan est arrivée, et la rencontre multinationale organisée par l’Institut historique allemand en 2012 en a donné l’occasion. Le présent volume reprend et complète les exposés présentés dans ce cadre.

Il s’agit ici non de l’ensemble de la période, mais du moment napoléonien, soit moins de quinze années, de 1800 à 1813/1814. Mais ces quinze années ont bouleversé le monde. En quoi, comment? Cela fut-il durable? Pour répondre à ces questions, la perspective est ici »globale« – essentiellement européenne en pratique –, mais non pas générale. Il ne s’agit pas de repenser la période dans son ensemble mais de chercher des réponses au cas par cas, de composer une sorte de mosaïque en mobilisant des historiens spécialistes, et le plus souvent natifs, des divers pays ou régions affectés. Pour comprendre les conséquences de l’irruption napoléonienne dans le cours des différentes histoires nationales, ils replacent évidemment celle-ci dans une durée plus longue, celle qui a précédé pour comprendre le terrain où elle s’inscrit, mais aussi celle qui a suivi, pour en mesurer les effets à long terme.

Le volume réunit au total 22 contributions. À l’exception de trois d’entre elles, l’introduction (claire et stimulante) d’Ute Planert, l’exposé général d’Annie Jourdan et la conclusion de Michael Broers, elles sont toutes consacrées à un pays ou à une région particulière. Par commodité, mais aussi parce que la distance au centre d’impulsion et les différences des histoires antérieures le justifent en partie, l’éditeur a regroupé ces nombreuses entités en quatre zones géographiques. Ce sont les quatre parties de l’ouvrage: le cœur de l’Empire (Belgique, Hollande, Allemagne, Italie); la zone ibéro-atlantique (Portugal, Espagne, Amérique latine et outre-mer français); l’Europe orientale et la Scandinavie (Russie, Pologne, Danemark, Norvège, Suède, Finlande); la Méditerranée orientale (Autriche, Slovénie, Dalmatie, Empire ottoman, Égypte). Il n’est pas surprenant que la France ne soit pas traitée pour elle-même, elle est de toute façon omniprésente par son action extérieure, et fait l’objet d’autre part de remarques très suggestives dans la conclusion de Michael Broers. On peut s’étonner en revanche de quelques absences, l’Angleterre au premier chef, mais aussi les États-Unis, la Prusse: peut-être les éditeurs ont-ils considéré que ces terrains avaient été suffsamment arpentés depuis longtemps, et qu’il ne s’agissait pas de faire une nouvelle encyclopédie1. Il est vrai que la nouveauté des objets et des approches fournit déjà une matière substantielle.

On apprécie notamment de voir fgurer ici des pays périphériques ou de seconde catégorie en termes de puissance, tels que ceux qui composent la Scandinavie: la Suède ou le Danemark, qui avaient été des États puissants, mais subissaient désormais une histoire écrite ailleurs; ainsi que des régions non encore émancipées, simples objets d’échange entre les puissances: la Norvège transférée du Danemark à la Suède par la volonté des vainqueurs en 1814, la Finlande enlevée à la Suède par la Russie en 1808–1809 avec l’assentiment de Napoléon. Pour ces deux régions, dotées aussitôt de statuts relativement autonomes par leurs nouveaux maîtres, ces événements ouvriront la voie à l’affrmation nationale: très vite pour la Norvège qui se rebelle en 1814 et y gagne une constitution (Bard Frydenlund), progressivement pour la Finlande (Max Engman). Cela n’a été rendu possible que par l’affaiblissement inexorable du Danemark (Rasmus Glenthoj), pris en tenaille entre Napoléon et l’Angleterre, et défnitivement privé de sa fotte par l’attaque britannique de 1807 qui parachève les effets de la bataille navale de Copenhague en 1801. Quant à la Suède, ennemie obstinée de Napoléon, elle est réduite à quia par l’alliance franco-russe de Tilsit qui lui coûte la Finlande (Martin Hardstedt). Gustave IV y perd son trône, mais l’histoire s’amuse: c’est un maréchal de Napoléon, choisi comme futur souverain pour se concilier le maître de l’Europe, qui la ramène dans le camp des alliés et lui apporte la Norvège en guise de compensation.

La Russie et la Pologne font évidemment l’objet de deux contributions importantes, à la mesure de ce qu’elles ont représenté pour l’histoire de la période: la relation avec la Russie et l’enjeu polonais ont été déterminants pour le destin de l’Empire napoléonien. Dans le cas de la Russie, Denis Sdvizkov s’intéresse surtout aux emprunts faits par l’empire russe à son homologue et concurrent de l’Ouest, en matière militaire, mais aussi dans des domaines aussi variés que le gouvernement (ministres, Conseil d’État, journal offciel), la codifcation, les ponts et chaussées, l’architecture urbaine ou l’éducation (création du Lycée en 1810). Du côté polonais, Jarosław Czubaty souligne, outre la modernisation juridique liée au Code civil, le grand élan moral suscité par l’action de Napoléon en faveur de la Pologne, en dépit des limites de celle-ci, et la persistance très vivace de ce souvenir comme ciment culturel et national tout au long du siècle suivant et jusqu’à aujourd’hui encore.

D’autres régions périphériques ont été concernées directement aussi par l’irruption de la grande histoire, du fait que les Français y sont intervenus et les ont occupées de façon plus ou moins durable. C’est le cas de l’Égypte, où Bonaparte est venu en personne en 1798, apportant la guerre et la modernité tout à la fois (Jean-Marcel Humbert). L’Égypte moderne, initiée par Mehemet Ali à partir de 1805, prend-elle sa source dans l’occupation française, pourtant brève, à peine deux ans et demi, ou faut-il inscrire le processus dans une plus longue durée? Les historiens demeurent partagés.

Quant à l’Empire ottoman, allié traditionnel des rois de France, il se retrouve dans le camp adverse sans l’avoir voulu, et doit s’allier malgré lui à la Russie et à l’Angleterre (Virginia Aksan). La modernisation avait commencé avec le soutien de la France au temps de Vergennes et de Louis XVI, elle continuera sous le règne de Mahmoud II (1808–1839). Entre- temps, Selim III (1787–1807) avait été confronté à des tensions trop fortes pour son État en pleine crise, écartelé à l’intérieur par des forces centrifuges, d’Ali Pacha en Albanie aux mameluks d’Égypte en passant par le wahabisme en Arabie, et menacé de l’extérieur par la puissance russe sur le Danube et les prétentions françaises du côté de l’Égypte et de l’Adriatique, constamment exposé enfn aux menaces de la Royal Navy. Selim avait renoué l’alliance française en 1806 et repoussé une attaque anglaise sur Istanbul mais il perdit son trône suite à une révolution de palais. Son successeur continua la modernisation et trouva dans la faiblesse même de son empire le meilleur argument pour sa préservation face à la rivalité des puissances continentales: l’arrivée de l’Angleterre en Méditerranée orientale, conséquence directe de l’intervention française en Égypte, lui procura en effet, tout au long du siècle, un allié attaché à la préservation du statu quo.

La partie du livre consacrée à la Méditerranée orientale inclut aussi des chapitres sur l’Autriche (Martin Schennach), la Slovénie (Peter Vodopivec) et la Dalmatie (Marko Trogrlić et Josip Vrandečić): d’un côté l’une des grandes puissances continentales, la plus obstinée à combattre la France révolutionnaire et napoléonienne; de l’autre, deux régions riveraines de l’Adriatique, de tradition mi-vénitienne, mi-autrichienne, qui sont devenues tardivement des nations à part entière (la seconde dans le cadre croate) et sont aujourd’hui des États membres de l’Union européenne. Le destin de l’Autriche a basculé radicalement au terme de la période: elle n’a certes pas encore cessé tout à fait d’être une puissance allemande, mais le Saint-Empire n’existant plus, elle a perdu un important levier d’infuence, renoncé de surcroît à ses possessions de Souabe, redéployant son territoire hors des limites de l’Allemagne, en Italie du nord et sur la rive droite de l’Adriatique. Elle succède là directement à l’Empire français, qui avait placé sous sa domination immédiate une marche frontière, baptisée du nom de »provinces illyriennes«. Ces provinces, partagées aujourd’hui entre la Slovénie et la Croatie, n’ont été françaises stricto sensu que pendant quatre ans, de 1809 à 1813, mais le littoral istrio-dalmate avait connu depuis 1806, au sein du royaume d’Italie, une administration napoléonienne. Ces années vite enfuies n’ont assurément pas permis de tout refonder mais elles ont engendré des mythes assez forts pour nourrir le sentiment national au XIXe siècle et préserver une mémoire très positive de Napoléon, dont on rencontre aujourd’hui encore une statue au centre de Ljubljana (capitale des Provinces illyriennes sous le nom de Laybach).

À l’extrémité opposée de l’Europe, aux rivages de l’Atlantique, deux nations sont revenues brutalement dans l’histoire, dont un long sommeil semblait les avoir sorties: l’Espagne et le Portugal. S’agissant de ce dernier, Lúcia Maria Bastos Pereira das Neves souligne le tournant capital qu’a représenté le départ de Lisbonne du prince régent et de la cour, et de leur installation durable au Brésil. Elle montre aussi qu’au moins dans les premiers temps de l’occupation française, une partie des élites, y compris religieuses, ont cherché à coopérer, à la différence des classes populaires. Par la suite, les malheurs de la guerre et la présence des Britanniques ont effacé les nuances. Du côté espagnol, Jean-René Aymes rappelle les conséquences dramatiques de la guerre et de la guérilla: pour la démographie et l’économie espagnoles; mais aussi pour l’unité du pays, partagé entre une population terrorisée par les violences des deux camps, et des élites éclairées, mais elles-mêmes déchirées entre les »patriotes« de Cadix et les joséphistes. Tout un réservoir de haines et de malentendus qui, aggravé par la mesquinerie du Bourbon restauré, se déversera encore longtemps sur la nation espagnole.

Dans l’immédiat, l’Amérique hispanique, coupée de la métropole et ouverte au commerce britannique, découvre de nouvelles perspectives (Stefan Rinke). Bonaparte servira de modèle à certains libertadores, Bolivar notamment, il servira de repoussoir à d’autres élites créoles, mais son intervention en Espagne aura ouvert objectivement la voie des indépendances aux anciennes colonies: elles seront acquises en moins de deux décennies. Le bilan est beaucoup moins positif dans les colonies françaises, à en croire Bernard Gainot: on assiste là non seulement au désastre moral du rétablissement de l’esclavage et au désastre militaire de l’expédition manquée de Saint-Domingue, mais à une régression générale de la condition des noirs (y compris les affranchis), par rapport à ce qui prévalait avant la Révolution. La conquête des colonies françaises des Caraïbes et de l’océan Indien par les Anglais, acquise en 1810, s’expliquerait en partie par le refus des colons blancs de mobiliser les noirs pour les défendre.

Reste enfn le cœur de l’Empire. Brecht Deseure et Emmanuel Berger font le bilan des dernières recherches concernant les »neuf départements réunis« de la Belgique, demeurés français pendant vingt ans, et affectés en profondeur par la mise en place de nouvelles institutions administratives et judiciaires. La prospérité aidant, grâce à la réouverture de l’Escaut notamment, l’opinion est globalement favorable au régime en dépit de la conscription, mais elle s’accommodera de sa chute. La Hollande est beaucoup plus rétive selon Johan Joor. Alliée à la France depuis la création de la République batave en 1795, elle devient royaume, pour la première fois de son histoire, en 1806, sous le sceptre de Louis Bonaparte, qui établit sa capitale à Amsterdam en 1808 et opère des réformes administratives de type français, supprimant notamment les anciennes provinces et ouvrant la voie à une centralisation conservée après 1814. Les tensions entre Louis et son frère, qui admet mal les atténuations aux règles du blocus, conduisent néanmoins à une annexion à l’Empire de 1810 à 1813, dans le cadre d’un »gouvernement général« confé à Lebrun. Napoléon visite le territoire en 1811 et n’y est pas mal accueilli mais sa défaite à Leipzig en 1813 entraîne une insurrection générale. Armin Owzar examine enfn le cas de l’Allemagne, qui a fait l’objet d’une véritable révolution historiographique depuis un demi-siècle. Aucun historien ne conteste désormais l’axiome célèbre de Thomas Nipperdey: »Am Anfang war Napoleon«. Le paradigme nationaliste a complètement disparu pour interpréter l’histoire des guerres de la liberté (ou de libération) et nul ne songe plus à nier l’apport gigantesque de l’intervention napoléonienne à la modernisation de l’Allemagne (fût-elle défensive dans le cas de la Prusse).

Tout au long de ces petites monographies, on voit émerger, non sans une certaine surprise, un véritable consensus quant au bilan de l’intervention napoléonienne dans le cours de l’histoire. Même si l’on continue de rappeler qu’il existe partout un coût en termes de souffrances humaines, cela est plus que balancé par la colonne des avantages en termes de modernisation. L’activisme de Napoléon n’a pas servi qu’à l’édifcation d’un empire éphémère par la force des armes. Il a obstinément réformé en tous lieux, au nom d’un universalisme démiurgique que d’aucuns peuvent juger naïf, voire contraire aux intérêts de la France, qui rompait en tout cas avec la tradition de l’Ancien Régime. En dépit de nuances locales tenant à la connaissance inégale que l’on avait en France des diverses sociétés européennes, Michael Broers reconnaît là un projet »cicéronien«: l’impérialisme est aussi un humanisme! Voilà le principal acquis de l’historiographie de ce dernier quart de siècle, parfaitement en phase avec ce moment de réunifcation européenne que nous avons connu dans le même temps.

1 On peut compléter par Jean Tulard (dir.), L’Europe de Napoléon, Le Coteau 1989.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Kerautret, Rezension von/compte rendu de: Ute Planert (ed.), Napoleon’s Empire. European Politics in Global Perspective, Basingstoke, Hampshire (Palgrave Macmillan) 2016, XVIII–334 p., 4 maps (War, Culture, Society, 1750–1850), ISBN 978-1-137-45546-8, USD 79,99., in: Francia-Recensio 2017/4, Frühe Neuzeit – Revolution – Empire (1500–1815), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43395