Après un essai de microhistoire centré sur Dominique de Sora, ermite italien et réformateur de la vie monastique autour de l’an Mil (1997), John Howe propose un panorama de l’Église latine au tournant du premier »millénaire« (Xe siècle–première moitié du XIe siècle). L’ouvrage est stimulant à plus d’un titre. D’une part, il représente l’itinéraire intellectuel d’un chercheur, étudiant en PhD diss. du professeur G. Ladner, qui questionne l’idée de réforme que son maître avait exposée en 1959. D’autre part, il témoigne, selon le vœu émis par C. Violante dès 1991, que »l’histoire a besoin de synthèse«. De fait, à la fin du siècle dernier, une érudition très ciblée semblait rendre vaine toute interprétation unitaire du processus réformateur grégorien. Enfin, ce travail de 20 ans a le mérite de poser de vraies questions. Personne ne considère que la réforme pontificale soit apparue ex nihilo. Néanmoins, les grands travaux du catholique A. Fliche et du protestant G. Tellenbach témoignent de deux types d’approche. Le premier privilégie la continuité: pour des raisons morales, la papauté prend la tête d’un mouvement disparate de réformes individuelles ou d’initiative monastique. À l’inverse, le second y voit une rupture décisive qui brise l’osmose du monde carolingien entre pouvoirs laïque et ecclésiastique. Cette réforme radicale des structures de la chrétienté génère un nouvel âge du christianisme. Dans ce sillage, F. Mazel a même proposé de remplacer le concept de »réforme grégorienne« par celui de »crise grégorienne«. Aussi, tenter une synthèse sur l’Église occidentale et les mouvements réformateurs qui ont précédé les temps grégoriens – on hésite à les qualifier: »pré-grégoriens«, »postcarolingiens«? – est un pari ambitieux mais fort bienvenu.
L’espace considéré est centré sur la France et l’Italie, tout en englobant certaines régions »voisines«: l’Angleterre et la »Lorraine« (l’ex-Lotharingie plutôt). Cette sélection un peu arbitraire se reflète dans les sources utilisées, pour l’essentiel narratives. La richesse des chartes de Cluny, du Mont-Cassin ou de la Catalogne au Xe siècle est mentionnée, mais J. Howe les utilise peu. Les travaux de M. Zimmermann sur les actes catalans ne sont pas cités, pas plus que les grands débats français autour de la »mutation féodale« depuis 1993. Face à l’extrême diversité géographique de l’Occident, l’histoire de l’Église est à replacer dans un contexte plus large: »the story of the rise of the West«. Si le concept n’est guère défini, ce renouveau européen évoque une dynamique qui porterait la réforme ecclésiastique postcarolingienne, aboutissant à une réforme significative des structures de l’Église (reconstruction matérielle, réforme culturelle, éducative et spirituelle). Il est regrettable toutefois que l’œuvre des empereurs germaniques d’Otton I er à Henri III – particulièrement décisive dans le domaine culturel, pour le rôle des évêques (multiplication des pontificaux au Xe siècle), la réforme ecclésiastique et liturgique, le mariage ou la sacerdotalisation du monachisme – soient évoquées sporadiquement (p. 59–62, 89–99). Sortir de la querelle entre papes et empereurs n’oblige pas à oblitérer le vivier impérial du renouveau ecclésial.
Le livre se répartit en neuf chapitres dont les titres, peu évocateurs quant à leur contenu (p. ex.: »Wolves devoring the Lambs of Christ«), sont heureusement précisés par des sous-titres. Destiné à un large public, les deux premiers chapitres posent les cadres du monde carolingien. Les notes abondantes puisent dans une historiographie récente, mais le contenu reste convenu: l’empire carolingien face au choc des invasions, la portée des destructions touchant les biens et les personnes, l’impact psychologique, enfin, les conséquences géographiques (incastellamento, royaumes et pouvoirs locaux composant cette »nouvelle Europe«, renouveau monastique). La reconstruction ecclésiale, alimentée par des artisans et des religieux venus d’horizons divers, forme une unité spirituelle et soutient le sentiment d’universalité de l’Église, au delà des divisions régionales. Le chapitre 3 développe des considérations sur l’architecture ottonienne, préromane et romane pour décrire le »blanc manteau d’églises«. Construites en pierre, celles-ci proclameraient la Romanitas, une identité catholique et romaine bien avant la réforme grégorienne. Très descriptifs, les trois chapitres suivants analysent le renouveau ecclésiastique à travers les changements dans l’art (no 4); l’usage des œuvres d’art dans la liturgie (no 5) et leur rôle dans la spiritualité »individuelle« (no 6). Les thèmes abordés sont répétitifs: autels, messes et place croissante de l’eucharistie; reliques, châsses, statues-reliquaires et culte des saints; objets nécessaires pour la liturgie des heures, coutumiers monastiques et liturgies extérieures qui attirent une foule sans précédent. La dévotion à la croix (»movement from triumphant Christ to suffering Christ«) et les crucifix au-dessus des autels participeraient d’une même imitatio Romae. Les derniers chapitres sont plus disparates. Le chapitre 7, très général, décrit le savoir et l’éducation cléricale nécessaires pour développer des idées réformatrices: »prolifération« de nouvelles écoles, cultures profane et biblique, les sept arts libéraux … Le chapitre 8 utilise le traité de Wulfstan, archevêque d’York, pour décrire les groupes composant la société. L’auteur distingue les »élites ecclésiales« qui dirigent l’Église: rois sacrés, épiscopat, papes, potentes, grands abbés et abbesses, des catégories plus humbles: prêtres séculiers, moines et moniales, chanoines et foule des laïcs. Si les élites sont plus souvent alliées qu’ennemies, les rapports de force demeurent très variables; une présentation régionale eut été préférable du point de vue géographique et chronologique.
L’ouvrage s’achève sur les relations entre les pôles occidental et oriental de l’Église. Trois places (Le Mont-Cassin, Rome et Jérusalem) polarisent ces échanges qui témoignent de nombreuses connections entre l’Orient et l’Église latine: culture, liturgie, architecture, orfèvrerie, reliquaires, influence grecque sur le renouveau érémitique italien (PhD de 1979). La conclusion évoque la capture du pape Léon IX par les Normands en 1053 qui marque la grandeur (et la faiblesse?) de cette »millennial Church«. La christianisation des Normands, le renouveau ecclésiastique qui rassemble les sources du Ve siècle et les avancées de la chancellerie germanique, une identité latine synonyme de catholicité, la primauté romaine invoquée solennellement face au patriarche de Constantinople sont autant de marqueurs du succès de cette »réformation« poursuivie pendant 150 ans.
Embrasser l’Église latine en 300 pages présente divers écueils: généralisation de type manuel qui masque l’originalité de certains propos; juxtaposition de façon éparse et descriptive de nombreux exemples. Il n’est guère aisé de reconstruire l’image finale du puzzle que compose cette Église »prégrégorienne«. La thèse que semble poursuivre J. Howe concerne l’affirmation d’une dynamique réformatrice universaliste antérieure à la »Gregorian Revolution«. Toutefois, remettre en cause les conclusions de G. Ladner peut donner l’impression d’»outdated debates«. Les chapitres centraux (4–6) auraient gagné à dégager plus de sens: une dévotion de plus en plus marquée à l’humanité du Christ; la place cruciale du sacerdoce et des moines-prêtres; une spiritualité entre désir du ciel (ascétisme, vie angélique et contemptus mundi) et soif d’incarnation qui veut transcender hic et nunc les limites du monde présent. Trois thèmes sont vraiment unificateurs pour l’auteur: la place de Rome et l’idéal de chrétienté; l’héritage de la civilisation carolingienne; enfin, une élite cléricale instruite et hiérarchisée formant une communauté internationale. Ces intuitions sont intéressantes mais auraient mérité de plus amples développements. Certains éléments traduisent une nette continuité avec le monde carolingien, d’autres vont dans le sens d’une reconstruction des structures ecclésiastiques et d’une réorganisation sociale. D’une certaine manière, J. Howe développe une conception entropique (entropia) de l’histoire de l’Église, une dégradation constante qui suscite un réagencement maximal après un long cheminement. Le moment grégorien en est-il la simple résultante ou le basculement? Le débat reste ouvert.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Jean-Hervé Foulon, Rezension von/compte rendu de: John Howe, Before the Gregorian Reform. The Latin Church at the Turn of the First Millennium, Ithaca, NY (Cornell University Press) 2016, XIV–353 p., 2 maps, 44 fig., ISBN 978-0-8014-5289-5, USD 45,00., in: Francia-Recensio 2017/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43415