Comme l’explicite clairement le titre de l’ouvrage, il s’agit d’un livre d’histoire qui ne s’assume pas tout à fait comme tel puisqu’il prétend raconter des contes (tales) plutôt que de l’histoire. Cette posture qui permet à l’auteur de ne pas s’embarrasser de la rigueur scientifique exigée des récits historiques, lui ouvre aussi un espace narratif plus libre et plus imaginatif, mêlant faits véridiques et inventions romanesques. La construction d’une narration de ce type, qui n’est ni de l’ordre du roman historique ni d’une écriture scientifique, qui n’est donc ni tout à fait vrai, ni tout à fait faux, exploite très bien la puissance évocatrice du récit pour raconter, sous la forme de »contes«, des vies d’hommes et de femmes qui ont été des acteurs et des actrices importantes bien que secondaires, de ce moment d’histoire que les britanniques appellent »Empire angevin«. Aborder ainsi l’histoire du XIIe siècle à travers le récit de leur vie, parfois laissée à l’ombre des grands hommes, constitue un décentrement d’autant plus éclairant qu’il apparaît relativement bien documenté. L’appareil critique permet cependant de mieux saisir le parti de l’auteur: s’il s’appuie massivement sur les chroniqueurs des XIIe –XIIIe siècles, il utilise aussi un certain nombre de documents de la pratique, mais ne embarrasse ni des critiques existantes sur la fiabilité de ces »sources«, ni ne cherche à enter dans les débats historiographiques produits par toute la littérature scientifique sur le sujet.

L’ouvrage nous plonge donc au cœur de dix histoires qui s’étendent du début du XIIe siècle au début du XIIIe siècle. Les allers-retours entre la grande histoire et ces vies particulières constituent la principale trame narrative à partir de laquelle l’auteur entreprend de raconter comment ces trajectoires ont contribué à faire l’histoire de cet empire. On retrouve donc là un schéma qui perdure à travers les âges depuis les classiques romains, et donc l’objectif épistémologique vise à exacerber le poids des choix individuels ou des traits de personnalité dans le mouvement de l’histoire. La structure de l’ouvrage repose donc logiquement sur trois parties exposant d’abord la naissance d’un empire (1), puis son essor (2) avant d’en aborder sa mort (3), conformément à un schéma organiciste inéluctable. On ne peut alors s’empêcher de regretter de voir ces trajectoires individuelles, qui ne cessent d’interroger sur les potentialités d’une histoire contrefactuelle, enfermées dans un tel parti pris chronologique, pourtant bien affiché dans le sous-titre »grandeur et décadence« dont la tonalité toute suétonienne ne trompe pas sur le propos général.

La première partie regroupe deux histoires qui ne se situent pas exactement dans la période couverte par ce qu’on appelle »Empire angevin« mais avant l’accession d’Henri Plantagenêt en 1154. Le premier conte, »The Prince’s Tale«, raconte l’histoire de Guillaume dit l’Atheling, le fils aîné et héritier d’Henri Ier au trône d’Angleterre et de Normandie et de sa fin tragique, le 25 novembre 1120, lors du naufrage de la Blanche-Nef au large du port de Barfleur. Le récit du naufrage, tel que rapporté par Orderic Vital, est repris dans toute sa truculence. Cette tragédie qui emporta la fine fleur de l’aristocratie anglo-normande qui voyageait avec le prince héritier offre en effet une déviation importante de l’histoire anglo-normande et même européenne. Que ce serait-il passé en effet si ce prince héritier avait finalement accédé au trône à la mort de son père? Pour monter l’impact de cet événement, l’auteur le replace dans un contexte politique très large – peut-être un peu trop d’ailleurs, et c’est une tendance qu’on retrouve souvent au cours du livre, donnant parfois des longueurs dans le récit.

»The Earl’s Tale« raconte ensuite l’histoire trouble d’Hugh Bigot, ce grand magnat anglo-normand qui choisit de soutenir l’accession d’Étienne de Blois au trône d’Angleterre, à la mort d’Henri Ier, avant de se retourner contre lui et de soutenir le parti de Mathilde et de son fils Henri Plantagenêt. Ces choix lui permettront d’être largement récompensé à l’avènement du jeune prince en 1154 et de s’imposer comme une figure centrale bien qu’ambivalente du baronnage anglo-normand. Cette vie offre ainsi l’occasion d’aborder l’histoire de la guerre civile qui déchira l’Angleterre entre 1135 et 1154 et le contexte aristocratique des premières années du règne d’Henri II.

La seconde partie est composée de quatre histoires qui abordent des questions à la fois ecclésiales à travers l’affaire Becket, baronniales via l’invasion de l’Irlande, et familiales à travers les vies d’Henri le jeune et de Jeanne. L’affaire Becket est racontée à travers l’histoire de son principal disciple et biographe: Herbert de Bosham. La vita qu’il rédigea au milieu des années 1180 dans une perspective hagiographique constitue en effet l’une des sources les plus détaillées sur la querelle qui opposa le roi à son archevêque entre 1164 et 1170. Grâce à sa proximité avec Becket, Bosham peut raconter de nombreuses anecdotes qui permettent d’accéder à la dimension affective et personnelle de la querelle entre les deux hommes, souvent minorée par rapport aux enjeux politiques et ecclésiologiques. En outre le livre de Huscroft a le mérite de donner accès au contenu de ces textes en latin, souvent restés confidentiels.

Le conte suivant, »The Warrior’s Tale«, raconte à travers la vie de Richard Strongbow la conquête de l’Irlande par Henri II. La personnalité de ce noble anglo-normand et ses exploits sont connus grâce aux descriptions laissées par Giraud de Barri, qui fut un observateur essentiel, malgré sa partialité, des faits politiques qui eurent lieu dans cet espace. Ainsi, Huscroft ne fait que prévenir sur les incertitudes concernant la bulle »Laudabiliter«, qui n’existe que dans le récit de Giraud, sans renvoyer ne serait-ce qu’en note aux articles essentiels qui ont montré de manière définitive, qu’il s’agissait d’une forgerie. On rencontre là, par exemple, un défaut de l’ouvrage: celui de ne pas faire suffisamment d’ouvertures vers la littérature scientifique qui a pourtant apporté de plus solides connaissances sur les faits et les enjeux relatés.

»The Young King’s Tale« raconte l’histoire du fils aîné d’Henri II qui fut associé à la couronne d’Angleterre en 1170 mais qui vécut dans la frustration incessante de ne pouvoir régner par lui-même. Le conte commence non pas par son propre couronnement mais celui de Philippe Auguste auquel il assista en 1179. Ce choix narratif permet mettre en contraste la figure de ce jeune prince, courageux et généreux, emblème du chevalier courtois, dont la valeur était reconnue internationalement, mais bridé par l’autorité de son père, et la figure maladive et frêle du jeune Philippe, mais qui put prendre en main immédiatement son royaume à la mort de son père en 1180. L’auteur donne ainsi à voir, à travers une situation concrète, des enjeux psychologiques qui eurent un rôle essentiel dans la révolte du jeune roi contre son père, et qui constitua l’une des crises majeures du règne d’Henri II. Son échec en 1174 va ternir sa réputation auprès des auteurs qui, comme le curial Gauthier Map, n’y verront que frivolité et irresponsabilité, un jugement qui marquera sa postérité.

La vie singulière de Jeanne, la plus jeune des filles d’Henri II et d’Aliénor, faite de mariages exotiques et de voyages, se prêtait particulièrement bien à une mise en récit romanesque. Mariée à Guillaume II de Sicile en 1177, veuve en 1189, elle fait l’objet d’un traité de paix entre Richard et Saladin en 1191 qui la promettait au frère du prince ayyoubide, si celui-ci ne s’était rétracté. De retour en Europe, elle est finalement mariée au comte Raymond VI de Toulouse en 1196, lui apportant en dot l’Agenais. Outre sa personnalité flamboyante, bien relevée par l’auteur, sa vie lui offre aussi l’occasion de faire une histoire plus méditerranéenne mais aussi plus féminine des Plantagenêt.

La dernière partie appelée »la mort de l’empire« raconte le destin tragique de ceux qui se trouvèrent en travers de la route du roi. »The Nephew’s Tale« raconte comment Jean en vint à se débarrasser de son rival de neveu, dans des circonstances qui restent encore obscures, alors même que celui-ci était à sa merci en 1203. »The Friend’s Tale« est l’histoire de la chute de la famille de Guillaume de Briouze et comment celui-ci passa du statut d’ami et proche du roi à celui d’ennemi, passant le reste de sa vie en exil alors que sa femme et son fils furent affamés dans les geôles royales. De fait, la cruauté du roi Jean avec ses otages et son intransigeance avec ses opposants, comme Étienne Langton, ne furent pas sans lien avec l’effondrement de son pouvoir à partir de 1213.

»The Exile’s Tale« raconte précisément l’opposition de Jean au pape à partir de 1205, en refusant de reconnaître l’élection à Rome, sous l’égide d’Innocent III, du nouvel archevêque de Canterbury. Son acharnement malgré l’Interdit sur l’Angleterre en 1208 et son excommunication en 1209 ne fut ébranlé qu’en 1212 lorsqu’une prophétie annonça la fin de son règne. Mais la soumission de Jean au pape en 1213 renversa entièrement le jeu politique. En agissant auprès des barons pour imposer la Magna Carta, Langton s’aliéna le soutien du pape qui finit par le relever de son office en novembre 1215.

Le livre s’achève sur une vie moins connue mais plus positive, remise en lumière dans ce dernier conte appelé »The Matron’s Tale«. Il s’agit de Nicola de la Haye qui fut investie de la garde du château de Lincoln par le roi Jean en 1216 et devint par cet acte une légende locale qui fut ressuscitée quelques décennies plus tard à l’occasion de la grande enquête d’Édouard Ier appelée à devenir les »Hundred Rolls«. Le choix de maintenir cette femme qu’il savait loyale à ce poste s’inscrit dans le contexte chaotique de la fin du règne de Jean, et s’explique par son besoin d’appuis face aux barons révoltés qui attendaient le prince Louis, arrêté à Douvres, pour le faire couronner à Westminster. Les rouleaux du règne de Jean permettent de retracer les relations entre le roi et Nicola à travers la carrière de son époux Gérard de Canville, un officier qui avait été loyal à Jean depuis 1193.

L’épilogue résume enfin la conception qui sous-tend l’ouvrage en rappelant le poids des »forces et des faiblesses des individus puissants«, au même titre que facteurs sociaux, économiques et politiques majeurs, dans le cours des événements. Si, à n’en pas douter, tous et toutes »jouèrent un rôle dans ce drame extraordinaire qui se joua à l’échelle européenne« (p. 264), la place qu’il convient d’accorder à ce rôle dans les récits historiques ne saurait être confondue avec celle que leur donnent les contes.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Fanny Madeline, Rezension von/compte rendu de: Richard Huscroft, Tales from the Long Twelfth Century. The Rise and Fall of the Angevin Empire, New Haven, London (Yale University Press) 2016, XXIV–305 p., 15 b/w ill., ISBN 978-0-300-18725-0, USD 50,00. , in: Francia-Recensio 2017/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43417