Les treize contributions de ce volume, introduites par William Chester Jordan, procèdent du colloque »The Capetian Century, 1214–1314«, organisé les 28 et 29 mars 2014 par l’université de Princeton, dans le cadre de »2014: l’année capétienne«. Si cette année mémorielle fut moins plébiscitée que le centenaire de la Grande Guerre, elle aura tout de même été jalonnée par plusieurs rencontres: »La France religieuse du jeune Louis IX« (Poissy, 14–15 mars 2014); »Saint Louis, roi de guerre, roi de paix« (Amiens, 11–12 septembre 2014); »1314: une Europe en crise?«, (Paris, 2–4 octobre 2014) et »Après Bouvines« (Francfort, 20–21 novembre 2014). Associant des chercheurs d’universités américaines, françaises et du Royaume-Uni, le colloque de Princeton fournit l’occasion de rappeler combien l’apport des historiens américains au renouvellement des études sur le moment capétien est fondamental, cependant qu’une grande partie de leur œuvre reste mal diffusée en France1 .
1214–1314: telles sont les bornes chronologiques que les organisateurs de ce colloque de Princeton ont fxées. Si la période embrassée ne couvre que partiellement l’histoire des Capétiens, William Chester Jordan en justife le choix dans son introduction. En 1214, les batailles les batailles de La Rocheaux-Moines et de Bouvines confrment l’ascendant de Philippe Auguste sur ses rivaux, Plantagenêt et Brunswick. Dans le royaume de France, la position du roi est désormais assez assurée pour que s’élargisse son horizon politique. 1214 est aussi l’année de naissance de Louis IX, »the architect of the frst truly serious kingdom-wide administrative hierarchy« (p.XI), »the paradigmatic king of the Capetian century« lit-on plus loin dans l’ouvrage (p. 71). 1314 marque le point culminant des prétentions capétiennes à la suprématie dans l’Europe chrétienne. C’est également l’une des pires années pour la dynastie: ligues nobiliaires, révolte des Flamands, mort de Philippe IV le Bel dont l’héritier n’a pas encore de descendant mâle.
Ces bornes chronologiques sont-elles pertinentes? Pas si l’on en croit certains contributeurs: »Sometimes one has the impression that the death of the last Capetian in 1328 holds more signifcance for modern historians than it did for contemporaries« (Sean L. Field, p. 64). D’autres préfèrent élargir la période: »In the long thirteenth century, from the accession of Philip Augustus in 1180 until the death of Charles IV in 1328: the Capetian century« (Élisabeth Lalou, p. 261). Chaque périodisation, en tant qu’opération culturelle visant à mettre de l’ordre, peut évidemment faire l’objet d’interrogations. Il est dommage que William Chester Jordan n’ait fait qu’effeurer la question de la construction historiographique que représente ce »moment capétien«2 .
Le livre s’ordonne ensuite en quatre parties.
La première s’intéresse aux expressions de l’idéologie royale. Elle s’ouvre sur une étude des relations entre les Capétiens et le monde universitaire parisien. William J. Courtenay, à la suite de John Baldwin, y nuance le rôle de Philippe Auguste dans la fondation de l’université de Paris: les privilèges que le roi accorde en 1200 aux écoliers, loin d’être novateurs, précisent une situation juridique à la suite d’un confit opposant le prévôt royal, les bourgeois et les écoliers de Paris. Philippe Auguste n’entend pas promouvoir la communauté universitaire, mais maintenir l’ordre à Paris. À cette volonté s’ajoute, sous Louis IX, celle de faire des collèges parisiens une vitrine de la nouvelle capitale. Ce n’est qu’avec Philippe IV que l’université devient »a tool of royal policy« (p. 14). Anne E. Lester analyse la mobilisation, par la famille capétienne, des réseaux cisterciens, en raison notamment de l’effcacité de leur prière pour les vivants et la commémoration des défunts. Sa recherche actualise le livre d’Anselme Dimier (Saint Louis et Cîteaux, Paris 1954) et replace le patronage capétien en faveur de l’abbaye de Cîteaux dans le contexte plus large des pratiques dévotionnelles de l’aristocratie du nord de la France3. Le siècle capétien est celui de l’accroissement du domaine royal, comme le rappelle Sean L. Field. Pour gouverner, le roi recourt aux dominicains comme enquêteurs4 et confesseurs. Sean L. Field constate que le même ordre est ainsi responsable du salut de l’âme du roi, de celui du royaume et de la lutte contre l’hérésie. Raison d’Église et raison d’État se rapprochent. Enfn, à partir de l’étude de quatre »bibles moralisées«5, Cecilia Gaposchkin s’interroge sur la manière dont le jeune Louis IX a appris le métier de roi. L’expression »bibles moralisées«, qui n’apparaît pour la première fois que vers 1407–14206, désigne une catégorie documentaire dont les premiers exemplaires connus datent du début du XIIIe siècle et sont à destination des rois ou des princes. Pour Cecilia Gaposchkin, il s’agit de véritables outils pédagogiques: leurs illustrations véhiculent l’image d’un roi gouvernant dans l’intérêt de l’Église, soutenant les prédicateurs et luttant, avec violence, contre les hérétiques, les juifs et les infdèles.
La deuxième partie du volume aborde les relations du pouvoir capétien avec l’armée et l’administration. Xavier Hélary constate que, sous Philippe III et Philippe IV, la noblesse a répondu favorablement aux convocations à l’ost royal. Pour comprendre les raisons qui ont conduit les nobles du royaume à accepter de risquer leur vie dans des guerres parfois lointaines, il existe, tout d’abord, une dimension phénoménologique. Les comportements du groupe nobiliaire doivent être scrutés en tenant compte des principes de son univers mental: le goût des armes, la quête de gloire, l’appât du gain et le service. Surtout, Philippe III et Philippe le Bel ont transformé une armée féodale en une armée entièrement retenue aux gages du Capétien: dès la campagne de Sauveterre, en 1276, tous les combattants sont soldés. Sous leurs règnes disparaît la distinction entre les vassaux directs du roi et ses vassaux indirects. Tous les nobles sont désormais redevables du service à l’égard de leur souverain. Au cours du siècle capétien, l’accroissement du réseau des fdélités et l’exploitation de territoires lointains au domaine royal d’origine supposent des adaptations des pratiques de gouvernement. Hagar Barak qualife ces transformations de »Managerial Revolution«. Celles-ci se traduisent par le remplacement, dans l’administration royale, des grands vassaux par des »salaried experts« (p. 149), des changements dans la culture administrative et la distinction entre contrôle et propriété. Sur ce dernier aspect, l’auteur s’appuie sur »Modern Corporation« d’Adolf A. Berle et Gardiner C. Means (1932). Hagar Barak n’aurait-elle pas plutôt dû discuter de l’ouvrage »Managerial Revolution« (auquel le titre de son article fait pourtant écho), publié par James Burnham en 1941, dans lequel le concept de »séparation de la propriété et du contrôle« est critiqué (»la propriété veut dire le contrôle; s’il n’y a pas contrôle, il n’y a pas propriété«)? Pour Burnham, l’émergence d’une nouvelle classe dirigeante, qui caractérise le passage du monde moderne à la »société managériale«, s’explique surtout par la complexité croissante des organisations et des outils de gestion. Un parallèle aurait ici pu être dressé avec la »révolution documentaire«7 que connaissent les grandes administrations princières de l’Occident au XIIIe siècle. La deuxième partie du livre s’achève par une étude de Brigitte Miriam Bedos-Rezak du »De Legibus« de Guillaume d’Auvergne. Dans cette œuvre, écrite entre 1228 et 1230, le futur évêque de Paris discute de la performativité des sceaux royaux, notamment de leur capacité à susciter des formes de consentement communautaire. Pour lui, le pouvoir du sceau royal émane non de l’objet (de ses aspects matériels), mais du consentement mutuel qui lie le souverain au destinataire de l’acte.
La troisième partie regroupe trois contributions consacrées au règne de Philippe IV. Après Charles-Victor Langlois, Robert Fawtier et Robert-Henri Bautier, Elisabeth Brown rouvre le dossier de la personnalité du roi de fer. Elle s’interroge aussi sur celle de ses principaux ministres, insistant sur leur piété et la complémentarité de leurs caractères. La grande force de Philippe IV réside dans sa capacité à mobiliser leurs compétences: l’ingéniosité de Marigny et les qualités rhétoriques de Nogaret. C’est sur ce dernier que revient Julien Théry-Astruc. L’action de ce conseiller fut décisive à plus d’un titre: dans le rattachement de Lyon au royaume de France, dans le procès de l’évêque de Pamiers, celui des Templiers, dans l’accusation d’hérésie formulée à l’encontre du pape Boniface VIII, enfn dans l’élaboration d’une théocratie royale. Élisabeth Lalou apporte un nouvel éclairage sur l’œuvre de Robert Fawtier (1885–1966), rendant hommage à cet infatigable chercheur qui fut, notamment, le concepteur du Corpus philippicum8.
La quatrième et dernière partie regroupe trois articles s’attachant à deux familles de croisés, les Montaigut et les Châtillon, et aux Templiers. Jochen Burgtorf tente de mettre bon ordre dans le lignage des Montaigut, opération rendue diffcile par la profusion de ce nom dans l’Auvergne médiévale (dont est originaire la famille) et ses marges. En mobilisant habilement ses réseaux, cette dynastie envoie ses membres et alliés à Paris (à la chancellerie royale), à Narbonne, à Jérusalem et à Chypre. Paul F. Crawford remet en question l’image de »parvenu« qu’une partie de l’historiographie, suivant Guillaume de Tyr, affuble Renaud de Châtillon. Helen J. Nicholson termine cette partie, et l’ouvrage, par l’étude des Templiers qui ont survécu au procès de 1307.
Nous espérons que le lecteur de ce compte-rendu aura saisi l’apport de ce livre à l’étude de l’armature intellectuelle, morale et institutionnelle du royaume de France au XIIIe siècle, et surtout que l’histoire du développement de la puissance capétienne doit s’inscrire dans une échelle d’analyse européenne, en accueillant d’autres traditions historiographiques.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Rémy Roques, Rezension von/compte rendu de: William Chester Jordan, Jenna Rebecca Phillips (ed.), The Capetian Century. 1214–1314, Turnhout (Brepols) 2017, XVI–359 p., 25 b/w ill., 4 col. ill., 1 map, 2 b/w tabl. (Cultural Encounters in Late Antiquity and the Middle Ages, 22), ISBN 978-2-503-56718-1, EUR 95,00. , in: Francia-Recensio 2017/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43420