L’auteur retrace l’histoire de la criminalité claustrale dans la seconde moitié du Moyen Âge et analyse les mécanismes de fonctionnement d’une justice ecclésiastique particulière, celle des monastères. L’objectif premier n’y est pas la punition, mais tout est fait pour permettre d’amender, de corriger et de réintégrer. Avec la formation du droit classique de l’Église, canonistes et théologiens distinguent crimen et peccatum. Le crime est une atteinte à la société et provoque un scandale. Chapitres religieux, évêques et autres autorités dressent des listes de crimes (désobéissance, violences, apostasie, incontinence …) et de sanctions encourues. L’auteur s’attache tant aux moines en principe exclus de la pastorale, qu’aux chanoines réguliers assurant la cura animarum dans les églises paroissiales. À l’intérieur du monastère, la vie des uns et des autres est assez semblable. L’étude exclut les mendiants, les ordres militaires et hospitaliers qui font le choix de l’itinérance. Monastères ou prieurés de moines et de chanoines réguliers se structurent davantage alors que les nouvelles fondations se multiplient. Les modalités d’organisation des établissements sont très diverses. Si généralement le chapitre général détient de larges prérogatives, notamment disciplinaires, on constate la plus ou moins grande centralisation d’un ordre, sa dépendance – ou non – par rapport à l’ordinaire du lieu, ses liens plus ou moins étroits à Rome …

Le premier chapitre envisage la multiplicité des instances de correction des moines, chanoines réguliers et moniales, à cette époque où la vita religiosa s’institutionnalise. Jusqu’au XIIe siècle, la correction des fautes incombait essentiellement au supérieur, lors du chapitre des coulpes. Les mécanismes évoluent aux XIIe et XIIIe siècles, faisant intervenir, non seulement le supérieur à l’intérieur de l’établissement, mais aussi les instances de l’ordre religieux, les évêques ou archevêques, voire la curie pontificale par le biais de la Pénitencerie apostolique ou encore les juridictions royales. Le rôle de chacune de ces instances est exposé dans ce chapitre qui analyse également le type de documentation produite par chaque autorité, à propos de près de 1300 crimes recensés entre le XIIe et le premier tiers du XVIe siècle. Celles-ci agissent-elles secreta ou detecta? La première solution évite le scandale mais la seconde assure la connaissance des faits. À la multiplicité des organes concernés, correspond une très grande diversité de la documentation produite par les uns ou les autres, selon le degré de centralisation, de juridiciarisation, mais aussi en fonction des objectifs poursuivis. Par exemple, si le monastère et l’ordre veulent avant tout éviter le scandale, d’autres autorités cherchent davantage à assurer une punition suffisante pour prévenir toute récidive.

La plupart des crimes sont connus suite à une dénonciation qui intervient soit lors du chapitre des coulpes, soit lors de la visite d’un supérieur. Ce qui était dans un premier temps une procédure de dénonciation charitable se transforme insensiblement en tribunal et est progressivement absorbé par l’ordre inquisitoire au cours du XIIIe siècle. Les visites donnent plus de place aux enquêtes. La faute occulte reste exclue de ces dénonciations car on poursuit le scandale. Innocent III a introduit bien des mécanismes procéduraux permettant aux moines ou chanoines réguliers de mettre en cause leurs supérieurs. La criminalité des réguliers peut aussi conduire à recourir au pape, pour punir ou pour acquitter. Les sources témoignent de ces suppliques déposées par moines et moniales à la Pénitencerie apostolique, afin d’obtenir des grâces. Il est aussi possible de s’adresser à Rome par le biais des légats ou des nonces apostoliques, dont le rôle en matière d’absolution des religieux criminels reste néanmoins difficile à saisir.

Les crimes les plus nombreux sont constitués par des violences, des homicides ou encore des vols. Crimes de faux, de sorcellerie ou incendies sont rares. La répression de l’homicide, toujours très sévère, dépend aussi de son caractère volontaire ou accidentel, ainsi que de la condition de la victime; le parricide est particulièrement grave et l’homicide d’un supérieur religieux ou d’un frère lui est souvent assimilé. L’auteur ne mentionne guère de viols ou autres crimes portant atteinte aux bonnes mœurs. Le lieu du crime a également son importance; le commettre dans un lieu sacré constitue une profanation qui est une circonstance aggravante et les divers espaces du monastère n’ont pas tous le même degré de sacralité. On retrouve ici des débats canoniques connus, mais plus complexe lorsqu’il convient de tenir compte de la diversité des lieux d’un monastère. Heures du crime, armes utilisées ont aussi leur importance.

Les mobiles du crime sont naturellement des plus variés. Colère, ébriété constituent souvent des éléments déclencheurs. Sur le fond, les querelles lors du choix d’un nouveau supérieur, ou les questions de partage des biens dégénèrent fréquemment en violences. Le plus souvent, on se rebelle contre l’autorité du supérieur, notamment si celui-ci tente de faire appliquer une réforme disciplinaire. Le gouvernement de la communauté monastique peut aussi être obscurci par les conflits entre les diverses »nations« auxquelles appartiennent les moines; la coexistence des nations se révèle donc délicate dans les communautés monastiques, comme elle l’est, à la même époque, dans les universités.

Les questions disciplinaires viennent habituellement au premier plan dans les règles monastiques, notamment chez les bénédictins. L’auteur analyse comment le jus proprium des réguliers médiévaux envisage les modes de correction. On insiste sur le pardon et les peines sont graduées. Au XIIIe siècle, les définiteurs bénédictins évoquent trois catégories de fautes: delictum, peccatum spiritualium, crimen enormis. La sanction consistant en l’exclusion demeure la seule solution pour les fautes les plus graves et dont l’auteur ne se corrige pas. Toutefois, papes et conciles se soucient de limiter le »vagabondage« des religieux, source de dangers multiples pour l’Église et, progressivement, à l’expulsion, on préfère l’enfermement. Autre peine, l’excommunicatio regularis est, elle, une mise à l’écart du délinquant, à l’intérieur du monastère. La pratique du transfert pro culpa, consistant à envoyer dans un autre monastère, est assez développée, malgré certaines résistances, tant de la part du coupable que de celle des supérieurs devant accueillir le nouveau venu.

Le devoir de punir s’impose à tout supérieur qui doit parallèlement savoir user de l’absolution, des dispenses, de la réhabilitation et de la réconciliation. Il importe que la miséricorde guide toutes les décisions, sans pourtant conduire au laxisme, négligence que la mise en place de mécanismes procéduraux stricts évite

Instaurant leurs propres règles, dans le cadre du droit canonique général, les ordres précisent leur autonomie institutionnelle. Pourtant, la visite épiscopale s’exerce; en outre, bien des procès aboutissent à Rome. Cette étude, conduite sur une large période et dans des corpus riches et variés d’actes de la pratique finement analysés, éclaire magistralement cet aspect de la vie monastique médiévale. Le choix du sujet était osé: il témoigne de la façon dont les historiens se saisissent de questions juridiques malgré les risques erreurs. En l’espèce, l’auteur a su questionner les écrits des historiens du droit canonique, même si l’utilisation du »Corpus Juris Canonici« peut sembler complexe.

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Brigitte Basdevant-Gaudemet, Rezension von/compte rendu de: Élisabeth Lusset, Crime, châtiment et grâce dans les monastères au Moyen Âge (XIIe –XVe siècle), Turnhout (Brepols) 2017, 406 p. (Disciplina Monastica, 12), ISBN 978-2-503-56765-5, EUR 110,00., in: Francia-Recensio 2017/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43424