Les dernières années ont vu l’émergence dans les études historiques d’un intérêt marqué pour la question de la bâtardise, soit l’écart par rapport à un cadre normatif. En matière de sexualité et aux conséquences qui en découlent en ce qui concerne la filiation d’un individu, ce qui en fait un objet de recherche aussi bien historique que sociologique et anthropologique. À plusieurs ouvrages collectifs, notamment celui qui fut dirigé par Carole Avignon, »Bâtards et bâtardises dans l’Europe médiévale et moderne« (Rennes 2016), qui ont ouvert des pistes de réflexions nombreuses, en montrant bien la complexité, la diversité et l’évolutivité des statuts des bâtards, ont succédé des monographies produites par les contributeurs de ce même ouvrage collectif. Ainsi, l’ouvrage de Sylvie Steinberg, »Une tâche au front. La bâtardise au XVIe et XVIIe siècle« (Paris 2016), a offert une première synthèse sur la position des bâtards à l’époque moderne, le statut et la représentation de ces individus qui sortent du cadre normatif désormais imposé mais pourtant débattu et progressivement utilisé par l’État moderne.
À l’inverse, avec »Royal Bastards. The Birth of Illegitimacy, 800–1230«, Sara McDougall nous propose une étude de la naissance de ce cadre à travers une étude d’histoire comparée de grande ampleur dans des espaces aussi divers que le monde anglo-normand, la France capétienne, la péninsule Ibérique, l’Empire germanique, le royaume de Sicile et le royaume de Jérusalem et ce dans des limites chronologiques allant du VIIIe à la fin du XIIIe siècle. L’auteur défend la thèse suivante : avant un tournant situé à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle, les décisions en matière d’héritage et de reconnaissance de la légitimité d’un enfant à hériter dépendaient essentiellement du statut social des deux parents de l’enfant en question et en particulier de la parenté de la mère.
Dans un premier chapitre (p. 22–65), l’auteur se consacre à une étude érudite de la terminologie de l’illégitimité dans l’Europe médiévale, distinguant notamment ce qui qualifie l’enfant lui-même de ce qui le qualifie en tant que »fils de« ou qui évoque les circonstances de sa naissance ou de sa conception, montrant que le vocabulaire de la légitimité a varié au cours de la période étudiée. Cela lui permet de considérer que les significations canoniques du XIIIe siècle des termes de la bâtardise ne doivent pas nécessairement être appliquées aux périodes antérieures. La démonstration s’intéresse ensuite (p. 66–93) aux bâtards de la famille carolingienne, notamment Charles Martel, Hugues, fils de Lothaire II, Arnulf de Carinthie ou Zwentibold pour exposer que, si des conceptions de la légitimité provenant d’une idée chrétienne du mariage se trouvent parfois dans les sources carolingiennes, le plus souvent, ce qui est en question est plus le statut social de la mère ou le jeune âge des enfants.
Les pages suivantes (p. 94–115) se concentrent sur les dynasties ottoniennes, capétiennes et anglo-saxonnes avant les années 1050 pour réfuter l’importance accordée au rôle de l’illégitimité d’un point de vue ecclésiastique dans le rejet d’un individu à la succession paternelle. La focale se déplace alors (p. 116–138) sur le monde anglo-normand à travers de nombreux exemples dont le plus connu est évidemment celui de Guillaume qui fut »le Bâtard« avant d’être »le Conquérant« dont le surnom serait venu non pas, comme l’expose McDougall, de l’absence de mariage chrétien entre son père et sa mère mais du statut social très inférieur de celle-ci. De même, la reine Mathilde aurait été choisie comme successeur au trône d’Angleterre par son père Henri Ier, de préférence à son frère Robert de Gloucester, non pas tant en raison de la nature de l’union qu’à cause de l’infériorité du statut de la mère de Robert. En revanche, sont convoqués de nombreux autres exemples d’enfants de mariages illégitimes qui, nés de mariages homogamiques, peuvent hériter de leurs parents.
On peut cependant regretter l’absence d’analyses sur la spécificité du mariage more danico et les enfants qui en sont issus ainsi qu’une mise en perspective par rapport au monde scandinave. Le pendant français du monde anglo-normand est étudié en particulier à travers l’œuvre du célèbre canoniste Yves de Chartres (p. 139–165) et de manière plus générale sur l’ensemble du XIIe siècle (p. 166–189). Sara McDougall affirme également que l’émergence de la notion de bâtardise et la relégation des enfants »illégitimes« ne serait pas tant due à l’influence de la Réforme grégorienne et des autorités ecclésiastiques, qui auraient imposé à la filiation un cadre normatif découlant de celui qu’ils souhaitaient imposer en matière de sexualité, qu’à un mouvement interne à l’aristocratie cherchant à éviter une fragmentation du patrimoine paternel et utilisant à cet effet des bribes de doctrine chrétienne. Les ecclésiastiques se seraient concentrés sur la lutte contre les unions illégitimes en particulier du point de vue de la consanguinité bien plus que sur l’exclusion des enfants issus de celles-ci et même, au contraire, ont lutté pour limiter les conséquences négatives pour les enfants de mariages annulés (les filles de Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine, Baudouin et Sybille de Jérusalem) voire défendu des enfants adultérins.
Le septième chapitre (p. 190–216) se consacre à l’analyse de cas particuliers: la succession du royaume d’Aragon par le mariage du moine Ramiro II, du comté de Boulogne par celui de l’abbesse de Romsey, Marie et la préférence en Sicile pour le bâtard Tancrède de Lecce face à l’héritière Constance de Sicile. Les derniers chapitres viennent appuyer les bornes chronologiques fixées par les auteurs de l’ouvrage de Carole Avignon qui voient dans la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle un moment charnière où l’héritage des biens paternels est de plus en plus corrélé à une naissance »légitime« comme avec les exemples d’innovation pontificale que fut la légitimation par rescrit (p. 217–235) pour restaurer les enfants bâtards dans leurs droits à travers les dispenses de consanguinité et les légitimations par Innocent III des enfants de Philippe Auguste et d’Agnès de Méranie. L’exemple suivant (p. 236–253) est la succession chaotique du royaume de Jérusalem où l’auteur souligne les efforts de plus en plus importants pour exclure les enfants illégitimes de l’héritage. Enfin, le dernier chapitre (p. 254–272) s’intéresse à Saint Fernando III, le roi de León, né d’un mariage incestueux.
En résumé, il s’agit d’un ouvrage remarquable et de grande ampleur mais qui a néanmoins quelques faiblesses. Le lecteur regrette que l’auteur ne s’intéresse quasiment qu’aux familles régnantes et que l’étude ne porte pas sur l’ensemble de l’aristocratie. La démonstration semble extrêmement cohérente mais le problème est que dans la plupart des cas cités, rien ne prouve jamais que des considérations sur l’importance d’un lignage ont prévalu sur une conception canonique du mariage. L’auteur rappelle avec beaucoup d’honnêteté qu’il ne s’agit souvent que de ses propres hypothèses. Ce livre est donc essentiellement sujet à débat. Plus qu’une démonstration éclatante, c’est une invitation stimulante à la réflexion qui ouvre de multiples pistes de recherche dans un domaine de la connaissance dont le défrichage commence à peine.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Clément de Vasselot de Régné, Rezension von/compte rendu de: Sara McDougall, Royal Bastards. The Birth of Illegitimacy, 800–1230, Oxford (Oxford University Press) 2017, 310 p., ISBN 978-0-19-878582-8, GBP 65,00., in: Francia-Recensio 2017/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43425