L’histoire de la Ve croisade a longtemps été négligée par les historiens. Il a fallu attendre 1986 pour que James Powell donne une synthèse, jugée sur le moment exhaustive1, sur cette infructueuse expédition des croisés vers l’Égypte, lancée par le pape Innocent III, puis par son successeur Honorius III. Elle représente d‘ailleurs l’ultime croisade à l’initiative exclusive de la papauté.

Quatre jeunes chercheurs ont souhaité compléter les travaux de James Powell en organisant en 2012 un colloque à l’université du Kent, où se sont réunis une quinzaine de spécialistes de la croisade et de la politique pontifcale au début du XIIIe siècle. Leurs travaux publiés dans cet ouvrage ont été répartis en cinq sections, précédées d’une préface par Bernard Hamilton et d’une introduction par Jan Vandeburie faisant rapidement le point de l’historiographie de la question: l’infuence pontifcale et impériale, la prédication et la propagande, l’Égypte et la Terre sainte, l’apport des textes, la Ve croisade en Europe.

Examinant les quinze lettres envoyées par le pape Honorius III aux chefs de l’expédition, Thomas Smith remet en cause l’idée que le pontife aurait voulu, par l’intermédiaire de son légat, le cardinal Pélage, diriger depuis Rome les opérations des croisés. Les distances, les délais d’acheminement et surtout le contenu des lettres pontifcales mettent en évidence le fait qu’Honorius III souhaitait coordonner et soutenir la croisade, en répondant aux demandes d’argent et de renfort, mais en aucun cas la diriger personnellement, ce rôle revenant soit à Jean de Brienne, roi de Jérusalem, soit au légat Pélage. Une lettre négligée de la Ve croisade, étudiée par Guy Perry, souligne les besoins de l’armée en Égypte et les tensions entre Pélage et Jean de Brienne, incontestablement chef de la croisade, jusqu’à son retour dans le royaume de Jérusalem.

S’appuyant sur son édition de sources inédites des Archives vaticanes concernant la politique orientale d’Honorius III, Pierre-Vincent Claverie met en valeur le rôle essentiel de Jérusalem dans la conception pontifcale de la croisade: centre du monde, but ultime du combat contre les infdèles, la ville doit être le siège de la seconde venue du Christ, la Parousie, et sa libération est donc essentielle pour la chrétienté. Cette atmosphère apocalyptique est soulignée par Bernard Hamilton qui rappelle la teneur d’une lettre attribuée au Prêtre Jean et d’un livre arabe de prophétie, annonçant la prise de l’Égypte par les Francs, puis la venue de l’Antéchrist. La croisade semblait réaliser la prophétie.

Croisade ou mission? Barbara Bombi, étudiant trois personnalités du temps, saint François d’Assise, Jacques de Vitry et Olivier de Paderborn, met en évidence une nouvelle attitude envers la conversion des musulmans au christianisme: à la prédication par l’écrit, approche scolastique, s’ajoute la prédication par l’exemple, mais on a sans doute surestimé le sens de la rencontre entre le sultan al-Kamil et le saint d’Assise. L’examen de deux livres de prédication inédits, conservés à la Bibliothèque nationale de France, permet à Jessalyn Bird de démontrer la continuité des thèmes de prédication utilisés par les maîtres parisiens, depuis la croisade contre les Albigeois jusqu’à la Ve croisade: pénitence, réforme du clergé, prière et jeûne sont indispensables au succès.

Alan Murray montre clairement, mais sans grande nouveauté, le rôle essentiel de l’Égypte dans la stratégie militaire des croisades, et ceci depuis 1099 jusqu’à la constatation par Jacques de Vitry que Damiette est »la clef pour toute l’Égypte«. Plus neuve est l’étude de K. S. Parker sur les chrétiens indigènes dans le sultanat ayyubide à l’époque de la Ve croisade: melkites et coptes, surtout, relativement bien traités par le sultan, se sont méfés des croisés, ont subi quelques avanies et extorsions, mais ont retrouvé un certain essor après le départ des croisés. L’Égypte peut être tenue pour une terre sainte par les pèlerins occidentaux, tant pour le sanctuaire de sainte Catherine au mont Sinaï que pour les lieux supposés de refuge de la Sainte Famille. E.J. Mylod démontre néanmoins l’impact limité de la Ve croisade sur l’essor du pèlerinage en Égypte.

Les exposés sur diverses sources de la croisade sont plus techniques. Peter Edbury souligne différences et ressemblances entre la »Continuation« de Guillaume de Tyr (l’»Eracles« datant des années 1219–1223), son extension jusqu’en 1240 et la »Chronique d’Ernoul et de Bernard le Trésorier«, prolongée jusqu’en 1232. Huon de Saint-Quentin, auteur des premières critiques de la croisade, adressées à l’Église elle-même et non aux participants de l’expédition, fait l’objet d’une étude à trois voix, tandis que la chronique d’Amadi, seul texte chypriote évoquant au début du XVIe siècle la Ve croisade, à partir de sources bien antérieures, est scrutée par Nicholas Coureas, qui en montre les apports, mais surtout les omissions.

Quel impact a pu avoir la Ve croisade en Europe? Trois cas sont ici examinés: l’expansion de l’ordre Teutonique en France, le rôle d’une famille croate, les Babonic, enfn la participation norvégienne aux expéditions en Orient. Karol Polejowski met en évidence les donations accordées en France à l’ordre Teutonique par des chevaliers champenois et bourguignons entre juillet et septembre 1219, au plus fort des combats devant Damiette. L’ordre a néanmoins renoncé à établir un bailliage en France, en raison d’un recrutement insuffsant. La participation des Babonic à la croisade du roi de Hongrie, André II, a été mise en doute; Hrvoje Kekez démontre qu’elle est hautement probable, cette famille croate ayant des liens très étroits avec le pouvoir royal. Enfn, Pal Berg Svenungsen rassemble les rares mentions de la croisade dans les sources norvégiennes, qui attestent que les Nordiques n’ont pas joué un grand rôle dans les expéditions vers la Terre sainte.

L’ouvrage, impeccablement édité, à l’exception de quelques erreurs (p. 83 la conquête arabe de la Palestine s’effectue au VIIe et non au VIIIe siècle; p. 123, ligne 4: lire 1159 et non 1169) apporte ainsi quelques compléments à l’enquête de James Powell dont l’ouvrage reste fondamental pour l’histoire de la Ve croisade.

1 James Powell, Anatomy of a Crusade, 1213–1221, Philadelphia, PA 1986

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Elizabeth Jane Mylod, Guy J. M.Perry, ThomasW. Smith, Jan Vandeburie (ed.), The Fifth Crusade in Context. The Crusading Movement in the Early Thirteenth Century, London, New York (Routledge) 2017, XXIV–240 p. (Crusades. Subsidia, 9), ISBN 978-1-4724-4857-6, GBP 95,00., in: Francia-Recensio 2017/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43427