Longtemps négligée, contrairement à ceux d’Innocent III et de Grégoire IX, l’histoire du pontifcat d’Honorius III a été réévaluée depuis trois décennies: James Powell, Iben Fonnesberg-Schmidt, Rebecca Rist et, tout récemment, Pierre-Vincent Claverie ont démontré que le souverain pontife n’était pas un faible personnage manipulé par Frédéric II et d’autres pouvoirs laïques, comme le suggéraient nombre d’historiens.
L’ouvrage de Thomas Smith se situe dans le même courant historiographique de réhabilitation. Il cherche à montrer que le pontifcat d’Honorius III (1216–1227) est l’un des plus importants du XIIIe siècle, dans la mesure où ont été alors organisées deux croisades, où s’est développée une diplomatie curiale habile, et où s’est créée à Rome une administration fnancière pour organiser la levée d’un vingtième sur les bénéfces ecclésiastiques, destiné à subvenir aux dépenses de croisade. Toutefois l’auteur défnit la politique du Saint-Siège, tendue vers le recouvrement de Jérusalem et de la Terre sainte, plus comme une réponse aux incitations extérieures que comme une initiative personnelle du souverain pontife obéissant à une ligne politique cohérente et continue. La Curie réagit, mais n’anticipe pas.
La démonstration se déroule en trois étapes. Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur s’intéresse d’abord à la personnalité d’Honorius III, bien que les registres pontifcaux soient peu explicites pour la décrire. Camérier sous Clément III, chancelier sous Célestin III, le futur pape, d’origine modeste, voit sa carrière arrêtée sous Innocent III, et ne revient au premier plan qu’avec son élection le 18 juillet 1216 à Pérouse. Vient ensuite une étude très fouillée de la chancellerie pontifcale et des documents qui en sont issus: lettres communes, lettres closes, lettres curiales, plutôt que »bulle«, ce dernier mot qualifant le sceau, mais très tardivement l’ensemble d’un texte pontifcal. Au total, les registres d’Innocent III préservent 6 288 lettres enregistrées, alors que l’on peut estimer à près de 20 000 l’ensemble de la production de la chancellerie pendant les onze ans du pontifcat.
La seconde partie de l’ouvrage traite de la croisade elle-même. Relançant le processus dès le lendemain de sa consécration, le pape s’adresse au roi André II de Hongrie dont l’expédition, bien préparée militairement et fnancièrement, est une opportunité manquée, dans la mesure où le souverain, qui ne réussit pas à s’imposer face au roi de Jérusalem, Jean de Brienne, quitte la croisade dès janvier 1218. Ce départ pousse Honorius III à susciter la participation de Frédéric II. Thomas Smith étudie alors avec force détails le jeu diplomatique entre le »roi des Romains« et le pape. Le premier cherche à obtenir du second la couronne impériale, dont l’attribution constituerait pour Honorius III une menace pour l’État pontifcal, pris en étau entre l’Empire et le royaume de Sicile. L’échange de correspondance montre comment le pape se résout progressivement à l’inévitable, s’il veut obtenir le départ pour l’Orient de Frédéric II, tant attendu par les croisés.
La Ve croisade s’enlise en effet en Égypte. L’auteur s’intéresse aux rôles respectifs du pape et de son légat, le cardinal Pélage. En aucun cas, Honorius III n’a cherché à diriger la croisade depuis Rome; il n’en est que le coordinateur, s’efforçant constamment de répondre aux demandes d’argent et de renforts exprimées par les croisés. Quant aux opinions négatives sur le rôle de Pélage, elles sont le fait d’auteurs postérieurs à la croisade, cherchant un bouc émissaire pour en expliquer la faillite, alors qu’Olivier de Paderborn, Jacques de Vitry et le pape lui-même n’ont émis aucune critique à son encontre, en le considérant davantage comme un chef spirituel plutôt que comme le responsable de la direction militaire de la croisade, qui reste collective.
L’échec de l’expédition en Égypte incite Honorius III à faire pression sur Frédéric II pour l’organisation d’une croisade impériale. Pour ce faire, trois rencontres ont lieu entre les deux protagonistes: Veroli en avril 1222, Ferentino en mars 1223 et San Germano en juillet 1225. Thomas Smith en étudie minutieusement le déroulement et les motifs des reports successifs du départ de l’empereur, longtemps préoccupé par les affaires de Sicile, bien que sincèrement soucieux de la Terre sainte. Le mariage de Frédéric II avec Isabelle, flle de Jean de Brienne, paraît être pour le pape un moyen de lier l’empereur au sort du royaume de Jérusalem. Mais quelle stupéfaction pour Honorius III quand, sitôt son mariage consommé, Frédéric prend le titre de roi de Jérusalem, en déposant son beau-père et en faisant main basse sur l’argent réuni pour la croisade! Tout en dédommageant Jean de Brienne, le pape est contraint de reconnaître le fait accompli, puis d’intervenir en intermédiaire entre l’empereur et les villes lombardes, au bord de la révolte. À la veille de sa mort, le 18 mars 1227, le pape a toutefois la satisfaction de voir que les préparatifs de la croisade impériale, dont le départ est prévu au mois d’août suivant, sont en bonne voie.
La dernière partie de l’ouvrage analyse les instruments de l’autorité pontifcale: les clauses des lettres, les légats et la taxation pour la croisade. Les arengae, clauses préliminaires des lettres pontifcales justifant la décision prise à l’aide de citations bibliques, mettent en évidence la profondeur de la pensée théologique d’Honorius III, innovante par rapport à ses prédécesseurs. Le pape accorde à ses légats, intermédiaires entre la Curie, les cours royales et la hiérarchie ecclésiastique, une grande autonomie d’action, tant pour établir la paix que pour prêcher et organiser la croisade. Son succès dépend en partie de la levée du vingtième, taxe sur les revenus ecclésiastiques. L’auteur en montre les modalités, qui annoncent le développement d’une administration fnancière très élaborée, mais qui reste largement infuencée par les pétitions des institutions ecclésiastiques, demandant l’exemption du paiement ou le pouvoir d’absoudre les défaillants ou les fraudeurs.
La lecture achevée, on peut s’interroger sur la réévaluation de ce pontifcat à laquelle procède l’auteur. Dur et habile en diplomatie, mais conciliant et prêt au pardon, répondant aux pétitions et aux lettres qui lui sont adressées, mais pauvre en initiatives, Honorius III dans son ambiguïté de comportement ne resterait-il pas le jouet de l’empereur disposant de la force politique et militaire, et mettant en échec pendant longtemps une diplomatie pontifcale toute entière tournée vers le recouvrement de la Terre sainte, sans en avoir les moyens? La conclusion de Thomas Smith reste incertaine, au terme d’un ouvrage passionnant qui aurait pu néanmoins faire une place plus importante à l’historiographie en français particulièrement négligée (quid des travaux de Jean Richard ou de Joshua Prawer?).
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Michel Balard, Rezension von/compte rendu de: Thomas W. Smith, Curia and Crusade. Pope Honorius III and the Recovery of the Holy Land. 1216–1227, Turnhout (Brepols) 2017, 393 p., 23 fg., 4 maps, 1 tabl. (Outremer. Studies in the Crusades and the Latin East, 6), ISBN 978-2-503-55297-2, EUR 80,00., in: Francia-Recensio 2017/4, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43432