Ce 8e volume de la série »Religion and Law in Medieval Christian and Muslim Societies«, créée dans le cadre du projet ERC »Relmin« coordonné par John Tolan, est le résultat du colloque final d’un programme riche qui a associé des chercheurs spécialistes des mondes chrétiens et musulmans et du judaïsme, et notamment plusieurs jeunes doctorants et post-doctorants, dont il faut souligner ici l’excellente intégration dans le programme et dans l’élaboration collective de ce volume. Certaines des contributions s’appuient en partie sur la base de données qui a mis à disposition des historiens, sur la plateforme Telma, un corpus important de textes sur les minorités religieuses en hébreu, arabe et langues latines, édités et traduits.
L’attention dans ce volume est portée plus particulièrement sur les sources juridiques et sur la question de la construction de normes encadrant le statut des minorités religieuses. La perspective repose sur une double exigence de contextualisation et de comparaison entre mondes chrétiens et musulmans. Si certains terrains sont plus privilégiés, notamment la péninsule Ibérique, des contributions concernent également d’autres régions, du Proche et Moyen Orient à l’Angleterre en passant par l’Italie, l’Allemagne ou les États latins de Syrie-Palestine, permettant de comparer des législations propres à des espaces de contact avec d’autres régions.
Le livre est organisé en deux temps. D’abord quatre articles abordant de manière générale la question du droit des minorités religieuses au Moyen Âge, et la définition de leur statut légal, en adoptant les points de vue juifs, musulmans et chrétiens. L’analyse de la construction de ces normes montre l’importance des textes sacrés, bases souvent de la législation, mais aussi de la jurisprudence qui permet d’adapter la réflexion aux évolutions du contexte.
Talya Fishman réfléchit ainsi sur la part, dans le judaïsme et en contexte islamique, des textes sacrés fondateurs de la Loi dans la réflexion des rabbins. Anver M. Emon, après un utile survol historiographique de la question des dhimmîs, confronte de même les principes fondateurs de la dhimma avec les solutions apportées par les juristes à des problèmes spécifiques, montrant qu’elle est un instrument politique à la fois d’intégration et de marginalisation. Jonathan Brown, à travers le cas de la polygamie et de l’esclavage, interroge également, sur le temps long, le processus de production du droit, montrant la part importante de l’interprétation en contexte et de la pratique des juristes et des juges. Enfin c’est à l’Occident latin qu’est consacré le dernier texte de Ken Pennington, qui met en lumière le moment important que représente le XIIe–XIIIe siècle dans la production du droit à partir de traditions diverses et dans un contexte de renaissance du droit romain mais aussi de développement du droit canon.
Ces quatre textes introductifs éclairent les 17 cas d’études présentés dans le reste du volume, qui interrogent successivement la question de la ségrégation spatiale, des frontières communautaires et de leur transgression et de la pratique de la justice, montrant ainsi la grande diversité des situations selon les contextes et permettant des comparaisons.
À travers ces trois questions, c’est le fondement et le sens de la notion de minorité religieuse dans les sociétés médiévales qui sont interrogés. La justification théorique de la ségrégation, notamment par les autorités religieuses, s’appuie sur la crainte des influences sur la foi et des conversions, sur des questions de pureté, souvent rappelées dans la littérature juridique, comme sur un imaginaire collectif nourri par des théories du complot. Mais elle participe également de la construction d’un discours sur le groupe majoritaire, en établissant par le droit des frontières communautaires et des hiérarchies sociales qui en assurent la domination autant que l’unité.
L’appartenance religieuse constitue en effet un signe majeur d’appartenance sociale et un critère de distinction juridique, et le statut de minorité est donc défini par les textes normatifs qui fixent des obligations spécifiques (fiscales, vestimentaires, de résidence, juridiques et judiciaires, etc.). Celles-ci visent à la fois à l’affirmation d’une infériorité juridique, à l’établissement de frontières et de ségrégations entre les groupes religieux, mais aussi à la protection de ces communautés minoritaires.
Ces normes s’entrecroisent cependant avec d’autres formes d’appartenance, et notamment avec le droit des étrangers: alors qu’une distinction peut être faite entre les juifs locaux et étrangers, les premiers peuvent se voir reconnu le statut de citoyen d’une ville, distinction qui vaut aussi en Islam entre dhimmîs, appartenant pleinement au Dâr al-Islâm, et harbîs. De même, certaines restrictions qui leur sont imposées peuvent être partagées avec d’autres minorités juridiques, comme les femmes ou les esclaves, notamment dans les procédures judiciaires et la valeur des témoignages.
Cette diversité est d’abord le résultat de la pluralité des acteurs de production de la norme, à la fois dans le groupe dominant (au sein de l’Église et, plus largement, de la chrétienté, avec une intervention des pouvoirs politiques, ou en Islam à travers les écoles juridiques), mais aussi en raison de la part de coproduction et de négociation de la norme avec les groupes minoritaires qui prennent en considération des intérêts communs et parfois des fondements juridiques partagés. La question du pluralisme normatif, propre aux sociétés médiévales, est à cet égard essentielle, et la comparaison des normes permet de voir des influences réciproques, par exemple avec la diffusion du modèle des dhimmîs dans les terres d’Islam conquises par les chrétiens, mais aussi la contribution de la minorité juive à la production de la norme, par le pouvoir en Autriche au milieu du XIIIe siècle, sur les contrats de commerce et le prêt d’argent, au carrefour des traditions normatives juives et chrétiennes. À la diversité des producteurs de la norme s’ajoute celle des acteurs chargés de l’appliquer, qu’il s’agisse des États, des autorités judiciaires et religieuses, et donc de sa mise en œuvre plus ou moins rigoureuse selon les contextes – que ce soit en termes de contrainte ou à l’inverse de protection des minorités.
Il en résulte un tableau qui montre l’importance des zones de contact (et notamment le terrain ibérique), à la fois dans l’historiographie mais aussi comme laboratoire pour la production des normes encadrant les minorités religieuses. De même, certaines périodes sont plus propices à la production de normes nouvelles, ou à des inflexions dans leur application, notamment les moments de conflits et de crises, qu’elles soient politiques (et notamment internationales comme les croisades), sociales, économiques ou religieuses, montrant aussi, sur le temps long, un certain durcissement des normes et de leur application, notamment dans les derniers siècles du Moyen Âge. Entre les mythes de l’harmonie ou de la persécution, tous deux résultant d’une manipulation du passé à des fins idéologiques, ce volume, par son soucis constant d’historicisation, montre la grande diversité des normes touchant les minorités religieuses, à la fois dans leur construction et dans leur application. Il permet de dépasser le débat stérile et anachronique sur la tolérance ou l’intolérance, et de comprendre comment le droit définit à la fois l’inclusion et l’exclusion des minorités religieuses dans les sociétés médiévales.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Valérian Dominique, Rezension von/compte rendu de: Nora Berend, Youna Hameau-Masset, Capucine Nemo-Pekelman, John Tolan (ed.), Religious Minorities in Christian, Jewish and Muslim Law (5th–15th Centuries), Turnhout (Brepols) 2016, 454 p., 7 fig. (Religion and Law in Medieval Christian and Muslim Societies, 8), ISBN 978-2-503-56571-2, EUR 85,00., in: Francia-Recensio 2018/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2017.4.43380