Ce volume réunit les actes du colloque international qui s’est tenu au Mans en mai 2016, organisé par Joël Blanchard et Renate Blumenfeld-Kosinski, deux des acteurs majeurs d’un mouvement de redécouverte de l’œuvre de Philippe de Mézières qui s’est amplifié depuis une dizaine d’années. Le regain d’intérêt pour le »Vieux Pèlerin«, ainsi qu’il se nomme lui-même, a été marqué par l’édition de l’Épître lamentable sur le siège de Nicopolis en 2008 par Philippe Contamine et Jacques Paviot1, et par la nouvelle édition du »Songe du vieux pèlerin« due aux soins de Joël Blanchard en 20152. Ce nouveau recueil fait suite au volume incontournable édité par Renate Blumenfeld et Kiril Petkov3. Un autre volume à paraître chez Droz, dirigé également par Renate Blumenfeld et Joël Blanchard, sera prochainement consacré à »Philippe de Mézières et l’écriture au XIVe siècle«. La question des modalités de l’écriture chez Mézières (allégorique, historiographique, polémique, épistolaire, dévotionnelle) est donc volontairement tenue en réserve ici par les éditeurs.

La perspective adoptée dans ce volume, censée unifier les seize articles réunis, est celle, problématique car suspecte d’anachronismes, de la naissance de l’idée d’Europe dans l’œuvre de Mézières. Philippe de Mézières fut on le sait un grand voyageur, depuis ses années de mercenaire au service de Luchino Visconti pendant les guerres de Lombardie jusqu’à son inlassable plaidoyer auprès des cours d’Europe, aux côtés de Pierre Thomas, en faveur de la création d’un nouvel ordre de la chevalerie de la Passion voué à la libération du Saint-Sépulcre, véritable »idée fixe« comme le rappelle Joël Blanchard dans son introduction. Sa position de chancelier du roi Pierre Ier de Chypre, aux franges géographiques de la chrétienté, a déterminé sa conception de l’espace européen. Son parcours de quarante ans à travers le monde, qu’il évoque dans le prologue de l’»Oratio tragedica« édité dans ces pages par Joël Blanchard et Antoine Calvet, donne la trame du pèlerinage allégorique qui fonde le »Songe du vieux pèlerin«, opus magnum de Mézières retiré au couvent des Célestins. C’est donc un espace nourri d’expériences et de rencontres, mais également tissé de références textuelles, médiatisé par les discours encyclopédiques ou les cartes géographiques, qui fait l’objet des études rassemblées ici.

Dans la première des trois sections de l’ouvrage, la plus stimulante, la notion même d’Europe au Moyen Âge, traditionnellement un des continents avec l’Asie et l’Afrique de l’œcoumène tripartite, paraît résister aux tentatives de définition. Quelle unité géographique, religieuse et confessionnelle, politique, culturelle, linguistique, climatique l’idée d’Europe subsume-t-elle? Kiril Petkov étudie les catégories culturelles de l’espace et du temps (cyclique plus que linéaire) à l’œuvre chez Mézières: ce sont celles d’un homme intensément lié à son époque dans un monde où les frontières, les souverainetés, les allégeances se recoupent et se superposent partiellement. Un monde complexe, changeant, inquiet, traversé par des temporalités multiples et auquel la foi catholique (et son corollaire militant chez Mézières, la croisade), donne, à défaut de contours, une intentionnalité structurante: une vertu désincarnée (»a disembodied value«) en quête de référent. La proposition de Benoît Grévin, »L’Europe des langues au temps de Philippe de Mézières«, articule d’une manière particulièrement féconde le contexte géolinguistique de l’époque et l’œuvre du célestin. L’espace »européen« traversé par Mézières, s’il se confond avec la latinité, est aussi un espace de langues vernaculaires pluriel; mais à un modèle anachronique fondé sur des discontinuités territoriales et langagières Grévin oppose un espace de »continuums linguistiques«, de zones d’échanges et d’interaction, d’influences réciproques, qui laisse son empreinte dans le »Songe«: la langue du texte de Mézières, véritable »palimpseste«, porte trace de ces »habitudes de négociations« permanentes entre les français picard ou royal, et les différentes langues de la péninsule Italienne que le diplomate a inlassablement parcourues.

C’est pourtant une autre image de l’Europe, conflictuelle, qui se dégage de la lecture de l’œuvre militante de Mézières. L’article de Klaus Oschema l’affirme avec netteté, dès son titre programmatique (»De l’universalisme périmé au refuge de la chrétienté: l’›Europe‹ de Philippe de Mézières«): si les occurrences de l’Europe sont peu nombreuses dans l’œuvre de Mézières, et si l’idée européenne ne paraît devoir être subsumée par aucun concept qui lui soit propre, ni linguistique (elle ne se confond pas avec la romania) ni religieux (elle ne se confond pas avec la chrétienté), sa construction procède bien de la reconquête d’une prétendue universalité perdue, celle de la foi chrétienne universelle progressivement réduite par les victoires turques et sarrasines. Reprenant à Johannes Helmrath sa formule du »syndrome de l’angle«, Oschema montre que l’Europe s’est construite défensivement et agressivement contre le sentiment d’une menace des Infidèles, particulièrement aiguë après la défaite de Nicopolis en 1396.

»Europe, fille de la Croisade?«, s’interrogent ainsi les éditeurs en titre de la troisième section de l’ouvrage. Philippe Buc analyse »›L’Epistre lamentable‹ au regard de l’exégèse et de la tradition des croisades«: une conception typologique de l’Histoire, lue et éprouvée comme une »série de réalisations partielles antétypiques« de types vétérotestamentaires, légitime la croisade comme sacrement. Buc réfute ainsi les critiques formulées par Michael Hanly, qu’il cite en exergue, à l’encontre du paradoxe qui consiste à »brandir la sainte épée contre les infidèles« afin d’asseoir la paix chrétienne: telle vision de la croisade, répond Buc, est en réalité »parfaitement logique« au regard de la théologie et il s’agit pour l’historien, qui doit se déprendre de tout anachronisme, d’en »retrouver respectueusement« les fondements. Pour autant, il nous paraît difficile aujourd’hui d’évacuer sous prétexte de la prétendue neutralité de l’historien la question proprement idéologique des héritages dont les européens ou l’Europe se réclament aujourd’hui: peut-être les éditeurs de l’ouvrage auraient-ils pu formuler explicitement le problème. Mézières, avec son projet obsessionnel de reconquête chrétienne du Saint-Sépulcre, aurait toute sa place dans une archéologie de l’imaginaire européen qui aurait beaucoup à nous apprendre à l’heure des mouvements migratoires que nous connaissons aujourd’hui et des peurs irrationnelles qu’ils suscitent: peut-être est-ce là un des lieux inattendus de la »modernité« de Mézières, qui engage nécessairement, éthiquement, la réflexion historienne.

On mentionnera également, dans cette troisième et dernière partie, l’édition princeps et la traduction par Antoine Calvet et Joël Blanchard du »Prologus« de l’»Oratio Tragedica« écrite par Mézières au même moment que le »Songe du vieux pèlerin«, à la fin de l’année 1389: l’édition de ce prologue prélude à l’édition complète du texte, annoncée par les éditeurs. Le prologue présente les six parties qui composent l’»Oratio Tragedica« (et notamment le troisième chapitre introduisant la figure du Christ apothicaire) mais il suscite également l’intérêt par les traits biographiques que Mézières livre de lui-même et de ses pérégrinations à travers le monde. Comme le mentionne Calvet dans sa présentation, ce texte nourri de méditations de Bernard de Clairvaux, de Grégoire et d’Augustin, participe aussi de la devotio moderna. À cet égard, la tabula provenant d’un couvent des chartreux, parvenue entre les mains du Célestin (§ 19) et suscitant sa méditation, nous paraît désigner, plutôt qu’un »écrit«, un tableau représentant les arma Christi, thème étudié entre autres par Jeffrey H. Hamburger ou Georges Didi-Huberman: le tableau étant à la fois source et horizon d’une écriture placée sous le signe de la cumpunctio et mobilisant tout une rhétorique effusive de l’enargeia.

Si ce volume contient des contributions utiles et importantes, on regrettera néanmoins son manque d’unité, notamment dans la partie centrale enchaînant les approches thématiques et monographies (dont une, par ailleurs passionnante, sur la cartographie selon Opicinus de Canistris, due à Sylvain Piron) qui ne se rattachent qu’incidemment (dans le meilleur des cas) à la figure de Philippe de Mézières. Plus essentiellement, on ne pourra que s’étonner de l’absence d’un contemporain illustre de Mézières, à peine évoqué, qui nous permettrait de dialectiser le modèle d’une »Europe fille de la croisade« avec une tout autre conception, humaniste celle-ci, de l’Europe. Comme le rappelle Benoît Grévin, la question des liens de Mézières avec l’humanisme est parmi les spécialistes sujette à débat et à désaccords. La seule lettre écrite par Pétrarque à Mézières (Seniles, XIII, 2) consécutivement à la mort de Giacomo dei Rossi ne suffit pas à établir une communauté d’esprits entre les deux hommes, malgré l’intérêt du florentin pour la croisade, et il n’est rien de moins cicéronien que le latin de Mézières. Dans une des études les plus intéressantes du recueil (»Géographies rêvées et vécues: les Europes de Philippe de Mézières«), consacrée à l’usage supposé de la cartographie »mémorielle« par Mézières, Hélène Miller rappelle que Paris, dans le »Songe«, est bien »la terre d’élection de la translatio studii et imperii« d’où doit s’amorcer le mouvement de réformation du monde chrétien via la croisade. À cette polarisation du monde selon l’axe Paris-Jérusalem, Pétrarque oppose, dans une de ses lettres bien connues à l’évêque de Lombez Giacomo Colonna (Familiares, IV, 6) une autre polarisation entre Paris, mundi caput et urbium regina, et Rome, nutrix nostri temporis studiorum: il optera on le sait pour la seconde, foyer et horizon de la renaissance humaniste, et se fait couronner sur le Capitole en avril 1341. Peut-être les contours de l’Europe convoquée par Mézières comme on convoque le ban, se dessineraient-ils plus nettement s’ils étaient confrontés à l’idée »européenne« de son especial ami: c’est là affaire d’héritages, culturels et identitaires.

2 Philippe de Mézières, Songe du Viel Pelerin. Édition critique par Joël Blanchard, avec la collaboration de Antoine Calvet et Didier Kahn, 2 t., Genève 2015 (Textes littéraires français). Sur cette édition, voir Jacques Paviot, Compte rendu de »Philippe de Mézières, Songe du Viel Pelerin. Édition critique par Joël Blanchard, avec la collaboration de Antoine Calvet et Didier Kahn«, dans: Francia 44 (2017), p. 233244 ainsi que la réplique par Joël Blanchard, Antoine Calvet, Du bon usage du compte rendu. Réponse à Jacques Paviot, ibid., p. 245255.
3 Renate Blumenfeld-Kosinski, Kiril Petkov (éd.), Philippe de Mézières and His Age. Piety and Politics in the Fourteenth Century, Leiden 2012 (The Medieval Mediterranean. Peoples, Economies and Cultures, 400–1500, 91).

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Philippe Maupeu, Rezension von/compte rendu de: Joël Blanchard, Renate Blumenfeld-Kosinski (dir.), Philippe de Mézières et l’Europe. Nouvelle histoire, nouveaux espaces, nouveaux langages, Genève (Librairie Droz) 2017, 327 p. (Cahiers d’Humanisme et de Renaissance, 140), ISBN 978-2-600-05785-1, EUR 42,11., in: Francia-Recensio 2018/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45542