Issu du programme de recherche »Ars edendi« (université de Stockholm), dont quatre séries de »Lectures« ont paru de 2011 à 2016, le présent livre entend procurer comme un manuel d’ecdotique, original en ce qu’il est exclusivement composé d’études de cas (dont les apports sont synthétisés par Göransson, p. 400–429). Au-delà des exemples précis, d’une grande variété (linguistique: latin/grec; chronologique: de l’époque hellénistique au XVIe siècle) ou des considérations de Macé sur les directives des collections d’éditions (p. 248–267), c’est le problème méthodologique et la ou les solutions envisagées qui intéresseront tout éditeur de texte: chacun de ces study cases illustre des aspects multiples du travail philologique et ecdotique, signalés par une fiche signalétique au début de chaque contribution. Par la diversité des traditions étudiées et des intérêts méthodologiques soulevés, ce »casebook« se prête à plusieurs lectures, commodément proposées dans un »Reader’s Guide« (p. XVII–XIX). L’une d’elles, particulièrement suggestive, met en lien les degrés de difficulté de l’édition avec l’ampleur du matériel manuscrit conservé (exemplaire unique, grande diffusion, recensions multiples, etc.).

Un premier cas de figure consiste à éditer un texte conservé dans un seul manuscrit. Ce qui est la règle en archivistique – Gejrot s’interroge sur la via media qu’est l’édition semi-diplomatique, privilégiée pour la publication des chartes médiévales suédoises dans le »Diplomatarium Suecanum« (p. 122–137) – se présente également pour tel recueil dont l’utilisation (ici, liturgique) historiquement attestée justifie qu’on l’édite tel quel: Jensen (p. 198–217) a ainsi opté pour une »édition diplomatique modifiée« (corrections de syntaxe, recours aux textes originaux) du temporal du lectionnaire de Plaisance, qui n’est pas sans poser la question de l’arbitraire de l’éditeur. Mais même dans le cas d’un codex unicus, la tâche éditoriale est loin d’être aisée, ce qu’illustre Crostini à travers l’exemple de la »Catena« sur le psautier du ms. Vat. gr. 752, dont il faut étudier le texte principal et son commentaire, mais aussi les rapports de ce dernier avec l’iconographie du manuscrit, ce qui nécessite un travail collectif (p. 54–71).

Si disposer, pour une œuvre littéraire donnée, d’un manuscrit autographe ou idiographe peut être une aubaine pour l’éditeur, qu’en est-il lorsqu’il en existe plusieurs, présentant un texte divergent? Face à ce problème, Cullhed choisit de faire apparaître dans son édition des »Parekbolai« d’Eustathe de Thessalonique sur l’»Odyssée« les différentes étapes de la genèse de l’œuvre précédant la version définitive (p. 72–95), tandis que pour les »Semeioseis gnomikai« de Théodore Métochitès Wahlgren peut chercher, en l’absence de manuscrit d’auteur, à reconstituer à partir des témoins proches de l’original la mise en page, mais aussi les ajouts, corrections et annotations de l’auteur et ainsi imprimer la version censée correspondre aux dernières intentions de l’auteur, reléguant dans l’apparat les versions antérieures (p. 386–397). Dinkova-Bruun, en revanche, qui a affaire à un texte original de l’»Euangelium« de Pierre Riga, complété par trois fois (par l’auteur même, puis par Gilles de Paris, auteur de deux rédactions), est capable d’isoler chacune des étapes et de publier la version originale et, à part, les différentes additions (p. 96–120).

L’existence de plusieurs recensions pose à l’éditeur des problèmes et des défis multiples, qui l’obligent à des choix: pour son editio princeps de la »Passio« de Clément d’Ancyre (Bibliotheca Hagiographica Graeca 352), plusieurs fois remaniée, Antonopoulou, ne pouvant identifier de codices eliminandi, propose de sélectionner deux manuscrits de base, antérieurs aux phases de remaniement identifiées (p. 22–52). Au contraire, pour les tropes et prosules du »Gloria«, qui varient selon les usages locaux, Iversen préfère tout éditer sur le même plan et recourir à des tables comparatives pour identifier les versions locales (p. 160–196).

Du point de vue purement ecdotique, le problème des recensions multiples n’est pas éloigné de celui de traditions complexes et instables, qui donne lieu à des solutions assez similaires. Cette complexité est due parfois à l’ampleur de la tradition: pour des textes comme les commentaires de séquences, Kihlman recommande la reconstitution d’un »texte représentatif« à partir de manuscrits choisis pour leur texte »meilleur« et la conservation de l’orthographe d’un seul manuscrit (p. 218–246); pour éditer les »Sermones moralissimi« de Nicolas d’Hacqueville, dont la tradition est pourtant mince (un incunable, trois manuscrits), Odelman doit envisager une édition »semi-critique« sur la base d’un texte »vulgate«, celui de l’incunable (p. 268–289). Elle peut aussi être due à la nature du texte transmis, particulièrement mouvant (et souvent anonyme): si les divers commentaires sur Martianus Capella se prêtent bien, selon Hicks, à une édition synoptique facilitant la comparaison (p. 138–159), les gloses carolingiennes produites sur le même texte exigent de considérer leur hiérarchie, leur réorganisation, l’altération subie par les lemmes, comme le souligne O’Sullivan (p. 290–310); de même, face à la structure variable de la »Glossa ordinaria« sur Jean, Andrée cherche à reconstituer une version »vulgate« grâce à l’édition d’un seul manuscrit, utilisé pour l’orthographe et l’emplacement des gloses, mais »étendue« grâce au témoignage d’autres témoins. Une solution approchante est aussi retenue par Thomsen Thörnqvist pour faire face à une tradition contaminée: choisir comme texte de base celui du plus ancien manuscrit, mais enregistrer, fût-ce dans des appendices, les variantes qu’y chercherait le lecteur.

Si pareil »gonflement« des apparats permet, en effet, d’éviter la perte d’informations essentielles sur la transmission directe du texte, il peut également se révéler utile pour mesurer les dettes et les écarts par rapport aux sources convoquées – Bucossi se penche ainsi sur les caractéristiques de l’»apparatus collationum fontium« qui peut accompagner l’édition des florilèges, patristiques en particulier (p. 34–52) –, mais aussi pour rendre compte de la variété de la tradition indirecte, spécialement étudiée par Pontani à partir des scolies sur l’»Iliade« (p. 313–337).

Le problème de ces éditions fondées sur un ou quelques témoins trouverait une solution satisfaisante dans le format électronique souhaité par Searby pour son édition des dits des philosophes, qui permet de conserver les caractéristiques matérielles de la transmission par collection sans écarter arbitrairement certains témoins (p. 338–366). Car l’ambition commune des travaux rassemblés dans ce volume, inspirés de la »New Philology«, est non seulement de donner à lire le texte original d’une œuvre, mais de rendre compte de la matérialité du texte et de l’unicité de chacun de ses témoins ou versions. S’il fallait formuler une critique, on pourrait regretter que ces questions nouvelles et les méthodes novatrices pensées pour y répondre ne se départent pas d’une vision ancienne de l’édition, sur papier. Pour bien des cas, une édition électronique s’imposerait: retenue par certains (Searby, Crostini), elle n’est pas envisagée par d’autres (et même rejetée par Jensen [p. 205] pour des raisons techniques!). Espérons que l’essor des digital humanities dans le domaine des sciences de l’érudition parvienne à favoriser le recours au numérique et à assurer la valeur scientifique des éditions critiques électroniques!

Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:

Jérémy Delmulle, Rezension von/compte rendu de: Elisabet Göransson, Gunilla Iversen, Barbara Crostini et al. (ed.), The Arts of Editing Medieval Greek and Latin. A Casebook, Toronto (Pontifical Institute of Mediaeval Studies) 2016, XX–452 p., 10 b/w, 10 col. Ill. (Studies and Texts, 203), ISBN 978-0-88844-203-1, EUR 65,00., in: Francia-Recensio 2018/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45552