Au début des années 1970, l’Überlieferungsgeschichte (histoire de la transmission) se proposait de mettre en œuvre une »histoire (véritablement) historique de la littérature« (»eine historische Literaturgeschichte«) en Allemagne1. Pour ce faire, elle invitait à la collecte et à l’interprétation scrupuleuses de l’intégralité des témoignages de l’historicité des manuscrits (en particulier les mentions »hors la teneur«) et des œuvres (en particulier les annotations et l’état du texte) dans l’espoir d’en déterminer leur diffusion et leurs usages dans l’espace et dans le temps. En procédant de la sorte, l’Überlieferungsgeschichte participait du changement de paradigme qui intervenait dans l’histoire du livre, à l’instar de l’histoire culturelle du livre dans le domaine français ou de la Bibliography anglo-saxonne.
Initiée par Kurt Ruh (1914–2002)2, l’un des plus importants germanistes de la seconde moitié du XXe siècle, l’Überlieferungsgeschichte est aujourd’hui solidement établie dans le paysage intellectuel et académique allemand. Elle dispose parmi d’autres de ses instruments (la seconde édition du dictionnaire »Die deutsche Literatur des Mittelalters. Verfasserlexikon« qui est une entreprise relative aux œuvres et à leur diffusion sans égale en Europe) et de ses collections (»Münchener Texte und Untersuchungen zur deutschen Literatur des Mittelalters« et surtout »Texte und Textgeschichte«) qui accueillent ses principales réalisations, en l’occurrence un savant mélange d’éditions et d’études sur quelques-unes des plus importantes œuvres de la littérature essentiellement religieuse en Allemagne, et les thèses soutenues sous la direction de ses représentants qui occupent parmi les plus importantes et les plus prestigieuses chaires de germanistique outre-Rhin.
L’absence d’écrit programmatique, la résistance des traditions historiographiques nationales et la concurrence de la New Philology et des approches microhistoriennes ont passablement contribué à réduire le rayonnement de l’Überlieferungsgeschichte à l’étranger. Ses apports sont à peu près inconnus en France. Outre de retracer les grandes lignes de son histoire sous la plume de l’un de ses meilleurs représentants, le germaniste Freimut Löser3, le volume publié par les soins de Dorothea Klein à l’occasion du 100e anniversaire de la naissance de Kurt Ruh offre une nouvelle opportunité de partir à la rencontre de l’Überlieferungsgeschichte. Soucieux de décloisonner son ancrage institutionnel: la germanistique médiévale, et de promouvoir une approche interdisciplinaire, le volume propose de soumettre l’Überlieferungsgeschichte au filtre de la réflexion méthodologique, en la confrontant à des disciplines connexes et à des champs où elle n’avait pas cours. Cette réflexion révèle un nouvel avatar de l’Überlieferungsgeschichte plus de quatre décennies après sa fondation. Faute de place pour rendre compte des diverses contributions, c’est à l’une ou l’autre de ses caractéristiques que nous consacrons les lignes qui suivent.
La part réservée au livre imprimé constitue à l’évidence un fait remarquable du présent volume. Issue des rangs des médiévistes et associée au livre manuscrit, l’Überlieferungsgeschichte avait jusqu’alors plutôt négligé le livre imprimé. Cette dichotomie est imputable selon toute vraisemblance aux découpages disciplinaires et académiques en vigueur. Or le présent volume consacre plusieurs contributions au livre imprimé, en particulier au passage du livre manuscrit au livre imprimé et aux effets qui en résultent concernant la réception des œuvres4. Pour l’occasion, il n’est pas rare que l’Überlieferungsgeschichte soit confrontée au paradigme de la »médialité« (Medialität), familière aux incunabilistes et autres spécialistes du livre imprimé.
Le livre manuscrit n’est bien évidemment pas en reste. Il occupe la majeure partie du volume. La transmission des œuvres de Maître Eckhart, authentiques et apocryphes, allemandes et latines, et plus généralement des »mystiques rhéno-flamands« occupe une place de choix5– ce à quoi les productions de l’Überlieferungsgeschichte ne nous avaient guère habitué. Elles relèvent pour partie de l’histoire intellectuelle et évaluent l’apport de l’Überlieferungsgeschichte en la matière. D’autres contributions traitent de la problématique de la »mise en recueil«, de ses modalités et de ses intentions6. Elles méritent particulièrement notre attention car elles trahissent un intérêt nouveau pour des corpus réduits et des situations de réception empruntées à la documentation, loin de la logique des best-sellers, de leur tradition pléthorique et de l’approche statistique qui a prévalu par le passé dans nombre de productions issues de l’Überlieferungsgeschichte7. Cette avancée accroît, comme il nous semble, la quête d’historicité du paradigme. On regrettera tout au plus l’absence de contribution consacrée aux bibliothèques qui constituent un maillon essentiel dans l’étude de la transmission et de la réception d’une œuvre comme le rappelle la thèse d’habilitation du regretté Volker Honemann au sujet de la bibliothèque laïque de la chartreuse de Bâle au tournant du XVIe siècle8 . L’histoire des bibliothèques reste et demeure toujours un desideratum de l’Überlieferungsgeschichte9.
En conclusion, le présent volume peut s’enorgueillir de réviser sur plusieurs points les fondements intellectuels de l’Überlieferungsgeschichte. Si l’absence de texte programmatique a nui à son rayonnement, elle a paradoxalement contribué à la plasticité du paradigme et pour tout dire à sa capacité à demeurer fécond et à se renouveler. De ce point de vue, l’Überlieferungsgeschichte partage le sort de l’Alltagsgeschichte ou de la microstoria italienne.
Zitationsempfehlung/Pour citer cet article:
Gilbert Fournier, Rezension von/compte rendu de: Dorothea Klein (Hg.), in Verbindung mit Horst Brunner und Freimut Löser, Überlieferungsgeschichte transdisziplinär. Neue Perspektiven auf ein germanistisches Forschungsparadigma, Wiesbaden (Dr. Ludwig Reichert Verlag) 2016, 464 S. (Wissensliteratur im Mittelalter, 52), ISBN 978-3-95490-140-1, EUR 98,00. , in: Francia-Recensio 2018/1, Mittelalter – Moyen Âge (500–1500), DOI: https://doi.org/10.11588/frrec.2018.1.45559